Le capitalisme est caractérisé par la propriété privée des grands moyens de production et de distribution, propriété concentrée entre les mains d’une minorité restreinte de la société. Cela confère à cette minorité un énorme pouvoir économique, lui permettant de déterminer les conditions de vie et de travail de la grande majorité, des salariés (et aussi, dans une grande mesure, des autonomes et de la classe moyenne des petits et de moyens entrepreneurs). Cette minorité possédante de grands capitaux prend les décisions importantes concernant l’investissement, concernant quoi produire, comment produire, où produire, tandis que les autres subissent les conséquences de ses décisions. (La crise actuelle est une manifestation éclatante de cette réalité.) Déjà à ce niveau – celui de la concentration du pouvoir économique entre les mains privées - il existe une contradiction profonde entre le capitalisme et la démocratie.
La gauche sociale-démocrate (« les progressistes »), qui cherchent à défendre les intérêts des salariés, mais sans remettre en cause les fondements du capitalisme, prétend que l’État démocratique permet de réguler le pouvoir économique privé, de le limiter et de l’encadrer dans les intérêts de l’ensemble de la société. Mais l’expérience historique réfute cette prétention. Elle montre que la régulation économique par l’État (qui se dit) démocratique se fait le plus souvent dans les intérêts des entreprises elles-mêmes, mais sous le couvert de la défense de l’intérêt commun. Ce qui est plus, une grande partie des mesures de régulation introduites à la suite de la Crise des années 1930 et de la Deuxième guerre mondiale a été démantelée pendant le dernier quart de siècle sous la pression du capital et souvent par des gouvernements sociaux-démocrates.
Cette triste expérience des tentatives de réguler le capitalisme dans l’intérêt commun est elle-même la conséquence de la concentration du pouvoir économique entre les mains privées. Ce pouvoir économique se traduit en capacité de chantage politique, qui prend la forme de la menace d’une « perte de confiance du mondes des affaires. » Tout gouvernement qui pense adopter des réformes qui auraient comme conséquence de limiter la liberté et la rentabilité du capital doit affronter la perspective d’un ralentissement de l’activité économique, d’une baisse d’investissements, d’une montée de chômage, et, par conséquent, d’une baisse des revenus de l’État. Cette perspective, celle d’une crise économique, suffit à elle seule pour faire renoncer à ce genre de réformes.
Aujourd’hui, les gouvernements dépensent des milliards pour restaurer la confiance des investisseurs, ébranlée par une crise créée par ces mêmes investisseurs. En même temps, les entreprises, avec l’appui des gouvernements, mènent un assaut contre les revenus et les emplois des salariés. Même si ceux-ci constituent la grande majorité de la société, leur confiance compte beaucoup moins, parce qu’ils et elles ne prennent pas les grandes décisions économiques. Peut-on parler de démocratie quand le destin économique de sociétés entières dépend de la « confiance » (de la certitude de pouvoir faire des profits) d’une petite minorité de la population ?
Le fait que depuis un quart de siècle tous les gouvernements sociaux-démocrates, les uns après les autres, ont abandonné leurs projets réformistes, ne s’explique pas par la corruption de leurs dirigeants. Il s’explique plutôt par le fait que le capital, soucieux de ses profits, est devenu moins tolérant des dépenses sociales, dépenses « non-productives » (de profits). Les gouvernements, mêmes progressistes, mais qui acceptent le capitalisme comme fatalité, n’ont pas de choix que de s’y plier. La régulation sociale adoptée pendant les « trente glorieuses », dans la mesure où elle a vraiment été sociale, a été le fruit d’un rapport de force favorable aux salariés. L’expérience de la Dépression, le plein emploi créé par la guerre, l’impact de la lutte contre le fascisme – tout cela a contribué à une puissante mobilisation populaire en faveur des droits sociaux qui a atteint son apogée à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Mais ces luttes se sont arrêtées devant la mise en cause réelle du capitalisme, du pouvoir économique de la bourgeoisie. Cela a permis à celle-ci, s’appuyant initialement sur les effets de la crise économique du milieu des années 1970, de lancer une contre-offensive afin de récupérer le terrain perdu et de restaurer ses profits. La « mondialisation » et le « néo-libéralisme » consacrent au niveau politique et idéologique cet affranchissement du capital de responsabilité sociale.
Cette analyse ne serait pas complète sans mentionner le pouvoir idéologique (contrôle des idées) que la concentration du pouvoir économique confère à la bourgeoisie. Les médias de masse appartiennent aux membres de cette classe, qui contrôlent également la grande partie de la production culturelle et qui influencent de plus en plus les orientations des universités. Encore une fois, l’État dit démocratique pourrait en principe intervenir pour assurer une plus grande liberté de la presse, de la vie culturelle et intellectuelle. Il pourrait favoriser la participation populaire à la vie politique en réduisant le temps de travail, en assurant la transparence de son propre fonctionnement, en fournissant aux jeunes une éducation citoyenne critique, etc.
Mais au lieu de cela, les gouvernements dans les sociétés capitalistes s’efforcent à marginaliser les classes populaires, à les assoupir, à les rendre indifférentes aux grands enjeux de la vie politique qui les concernent. Ils le font parce que leur tâche est vraiment très compliquée : maintenir la confiance de la minorité possédante tout en essayant, ou en feignant, gouverner dans les intérêts de la grande majorité, des classes populaires. Cette tâche est compliquée parce que les intérêts des deux groupes sont fondamentalement antagoniques. D’où le « déficit démocratique » qui s’observe, à un degré ou autre, dans toutes les démocraties capitalistes. D’où le fait que les périodes d’extension des droits sociaux coincident avec les périodes de montée des luttes populaires.
Le bilan de l’expérience populaire de la démocratie dans la société capitaliste est le suivant : les gains doivent être arrachés de haute lutte, extraparlementaire encore plus que parlementaire (cette dernière étant relativement impuissante sans la première) et ils restent toujours partiels et précaires, à moins de s’insérer dans une stratégie visant la socialisation (démocratisation) des moyens principaux de production et de distribution. Une telle stratégie doit inclure la perspective d’un affrontement politique éventuel qui débordera le cadre de l’État existant, parce que l’histoire nous apprend que la bourgeoisie ne reculera devant rien pour éviter d’être dépossédée.
La taille du défi tracé par cette analyse a de quoi décourager ceux et celles qui cherchent des solutions simples au « déficit démocratique » de notre système politique. Mais cette analyse a le grand avantage d’être réaliste.
David Mandel, Daryl Hubert, Philippe Lemmi, Suzan Caldwell, José Bazin