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Quito du 26 au 30 juillet 2004

Le premier Forum social des Amériques - Analyse

par Dorval Brunelle

dimanche 29 août 2004

21 août 2004

La proposition la plus originale qui ait émergé du premier Forum social mondial (FSM) tenu Porto Alegre en janvier 2001 est sans contredit celle d’organiser d’autres forums sociaux partout dans le monde [1]. L’initiative s’est avérée hautement opportune et le besoin auquel répondaient ces rencontres ne pouvait pas être plus pressant, comme l’illustre le fait qu’on ait assisté depuis lors à la convocation de dizaines, voire de centaines, de forums sociaux en moins de cinq années. Le FSM a connu deux types de retombées, à savoir des déclinaisons géographiques aux niveaux continental, national, régional et local, ainsi que des prolongements thématiques dans des domaines comme le syndicalisme, l’éducation, l’environnement, les questions autochtones et la réforme agraire, étant entendu que, dans tous ces cas et dans d’autres, les prolongements en question sont moins une résultante d’initiatives issues du FSM en tant que tel, sinon le résultat d’une convergence entre des mouvements et des organisations impliqués dans ces domaines et les thématiques développées à l’intérieur des forums sociaux [2].

L’Afrique et l’Europe organisent cette année leur troisième forum social et l’Asie a eu son deuxième forum avec la tenue du FSM IV à Mumbay en janvier 2004 [3]. Par ailleurs, des forums sociaux ont été convoqués dans plus d’une trentaine de pays au cours des douze derniers mois et on dénombre plus de cent Forums sociaux locaux (FSL) en France uniquement 4 [4]. Enfin, à des échelles différentes, le Forum social pan-amazonien en est à sa quatrième édition et un premier Forum social de la Méditerranée se tiendra en Espagne en 2005. Il en va de même au niveau thématique, où l’on assiste à un double mouvement avec, d’un côté, la multiplication de forums syndicaux, environnementaux, de femmes, etc. qui empruntent de plus en plus à la méthodologie des FSM et avec, de l’autre côté, le rapprochement qu’effectuent des forums ou des sommets de parlementaires, de juges, de journalistes, d’autochtones, en direction de la mouvance des FSM ou des FSL.

L’idée de convoquer un Forum social des Amériques (FSA) a été avancée et promue, notamment, par l’Alliance sociale continentale (ASC) lors du tout premier FSM tenu à Porto Alegre en 2001. Mais à l’époque, la proposition semblait à ce point faire double emploi avec le FSM lui-même, qu’il aura fallu attendre que ce dernier quitte le continent pour aller en direction de Mumbai en 2004 avant que la chose ne se réalise 5 [5].

Le FSA finira par avoir lieu à Quito, en Équateur, du 26 au 30 juillet 2004.

Le contexte

L’arrière-plan économique et politique aura été sombre pour l’Amérique latine ces dernières années. Les politiques d’ajustement structurels, qu’elles aient été promues par le Fonds monétaire international (FMI), par la Banque mondiale (BM), ou encore imposées par le biais des accords commerciaux régionaux, continuent de faire des ravages. Parallèlement, la conjoncture politique s’avère très volatile dans plusieurs pays, qu’il s’agisse de l’Argentine, du Pérou, de la Bolivie, du Vénézuela, de la Colombie et, bien sûr, de l’Équateur, pour ne citer que des pays du Cône sud. Le choix de Quito s’est imposé pour une double raison [6] : premièrement, parce que l’Équateur est un des pays d’Amérique latine où le nombre et le pourcentage de la population autochtone comptent parmi les plus élevés [7] et, deuxièmement, parce que c’est le pays où le mouvement autochtone est sans doute le plus développé [8] C’est ce qui explique que le II Sommet indigène des Peuples et Nations d’Abya Yala ait été tenu immédiatement avant le FSA, du 21 au 25 juillet, en tant qu’événement connexe au forum lui-même [9]. Des représentantes et représentants de plus de 350 peuples et nations des trois Amériques ont participé à ce sommet et plusieurs sont demeurés sur place pour se joindre aux activités du FSA. On verra d’ailleurs que la question autochtone avait été placée au coeur des débats en prévision du forum.

La méthodologie

Le programme général et les activités ont été préparés par la Commission organisatrice du FSA [10], le FSM-Chapitre Équateur et le Conseil hémisphérique des Amériques du FSM. Cinq grands axes thématiques et deux axes transversaux ont été retenus. Les premiers ont été découpés en sous thèmes de la manière suivante (i) l’ordre économique : l’appauvrissement, la dette, la corruption, le marché total, l’espace public et les droits économiques, les résistances et les alternatives ; (ii) le caractère violent du projet néo-libéral : l’hégémonie impériale, le militarisme, le contrôle stratégique de la biodiversité, la violence sexiste, les résistances et l’émergence de nouveaux sujets ; (iii) le pouvoir, la démocratie et l’État : rémanences, changements et horizons ; (iv) cultures et communications : les résistances, la mémoire, la construction des identités, les espaces et les pratiques de création, les langages critiques et les alternatives, la démocratisation de la communication ; et (v) les peuples autochtones et les afro-américains : territoires, autonomie, diversité et pluriculture, savoirs et propriété intellectuelle. Quant aux deux axes transversaux, ils furent consacrés au genre [11] et à la diversité [12].

De plus, les organisateurs avaient planifié quatre activités spéciales permanentes et vingt activités spéciales quotidiennes qui avaient été, pour les premières, proposées par des organismes aussi divers que la Marche mondiale des femmes, Via Campesina, la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), Dialogue Sud-Sud Lesbien-Gay-Bisexuel-Transsexuel (LGBT) et le Forum de l’enfance et de la jeunesse. Ces activités permanentes avaient été coiffées des titres suivants : (i) femmes diverses pour une autre Amérique ; (ii) espace pour le droit à la santé ; (iii) premier Forum social pour la diversité sexuelle ; et (iv) une autre Amérique est possible vue par les enfants. Cette dernière activité, en particulier, a connu un retentissement certain. Quant aux activités quotidiennes, elles étaient constituées de rencontres internationales de travailleurs, d’étudiants (à raison de deux jours chacune), de réunions d’autres forums [13] et de discussions sur les thèmes les plus divers [14].

La contestation de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) a été au coeur de nombreux débats et échanges. L’ASC elle-même, ainsi que la Campagne continentale de lutte contre la ZLEA, le Cri des exclus (Grito de los excluidos) et la Marche mondiale des femmes, entre autres, avaient organisé une trentaine de panels et séminaires consacrés à cette question ou à des questions afférentes [15]. Les présentations et les débats ont porté aussi bien sur les accords commerciaux, comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), l’Accord de libre-échange entre les EUA et les pays andins, l’accord entre l’Union européenne (UE) et l’Amérique latine, l’accord entre les EUA et l’Amérique centrale, que sur des sujets liés, comme la définition d’alternatives à l’intégration par le marché dans les domaines du travail et de l’immigration, de l’investissement et de la finance internationale, des droits de propriété intellectuelle et, enfin, du genre.

Enfin, dans la continuité des innovations et initiatives qui avaient contribué à confirmer l’originalité des forums précédents, le FSA avait préparé une ambitieuse programmation culturelle comprenant, à part les spectacles d’inauguration et de clôture, entre autres choses, des expositions permanentes d’art plastique et de photos, des films et des documentaires, y compris un concours de vidéos sur la ZLEA, ainsi qu’un festival de clôture au campement des jeunes.

Les résultats

Le FSA a réuni plus de 11 000 participants issus de 45 pays [16], 814 organisations, 429 évènements et quelque 580 journalistes représentant 200 médias.

Si les chiffres des inscriptions dépassaient les prédictions, en revanche, le nombre des évènements était beaucoup trop élevé. Cette prolifération est d’autant plus difficile à endiguer que les organisateurs du FSA prétendent agir comme simple courroie de transmission des propositions qui émanent des organisations, des groupes et des réseaux. Or faute d’opérer un tri, il est advenu que plusieurs évènements n’ont pu être tenus, que certains ont été désertés et d’autres, encombrés. Si on ajoute à cela les nombreuses réassignations de locaux et d’horaires, les repérages ont été parfois frustrants.

Le panel d’ouverture du jeudi matin 26 juillet consacré aux deux axes transversaux a pu décevoir, surtout à cause de la présentation de Chico Whitaker qui a réitéré son vibrant plaidoyer en faveur de la diversité qu’il avait déjà prononcé dans des occasions semblables par le passé [17]. Pour Whitaker, la diversité n’est pas seulement un axe transversal, c’est la base même du fonctionnement du FSM et de ses déclinaisons. " La pluralité est le fondement d’un monde nouveau à construire ", a-t-il soutenu ; il faut arriver à concevoir " un espace sans hiérarchie, sans inégalité de pouvoir, sans exclusion, sans imposition d’option organisationnelle ". Et il a conclu sur ces mots : " Nous proposons un nouveau mode d’exercice du pouvoir dans un monde où il n’y a pas de domination. L’ordre ancien était basé sur le maintien d’un groupe qui s’appropriait et se maintenait au pouvoir. Nous devons faire l’expérimentation d’un monde nouveau (...) C’est pourquoi au terme du FSA, il n’y aura pas de prise de position, ce forum est un processus dont on sort plus fort, plus libre pour nous compromettre davantage dans la construction d’un monde nouveau ".

La déception était essentiellement liée au fait que, une fois cette mise à plat de toutes les valeurs et de toutes les options établie, le politique et la politique sont vidés de sens. Par définition, le passage au politique et à la politique exige le classement, l’ordonnancement, la hiérarchisation et la priorisation des valeurs et des options. Or, la pluralité et la diversité évoqués par Whitaker placent les individus dans un face à face sans doute enrichissant sur le plan interpersonnel, mais parfaitement stérile sur le plan politique. Il aurait alors été utile, sinon même indispensable, d’ajouter que, s’il n’appartenait pas aux forums sociaux de définir des pistes d’action, il revenait par contre aux participants et aux participantes de s’emparer des conclusions tirées dans les activités auxquelles ils et elles avaient participé pour les intégrer à leurs propres pistes d’action politique.

Une autre déception, de nature différente, est imputable à l’importance accordée à des thèmes et à des axes étroitement liés aux préoccupations de certaines organisations présentes sur la Commission d’organisation du FSA, au détriment de thèmes et d’axes qui avaient déjà occupé une position centrale dans des forums précédents, à Porto Alegre, ou ailleurs. À titre d’illustration, on peut relever que les grands oubliés cette fois-ci furent le travail, l’emploi, le travail des enfants, l’esclavage et les nouvelles formes d’exploitation de la main d’oeuvre, encore que des questions afférentes aient pu être abordées ailleurs et dans les deux ateliers organisés à l’instigation des centrales syndicales [18].

Bien sûr, on ne peut ni ne doit évaluer un événement de l’ampleur du FSA sur la seule base de son panel d’ouverture, ni sur la base du programme proposé, d’autant que les échos en provenance de nombreux panels, conférences, tables rondes, témoignages et autres séminaires ont été favorables. Le FSA se déroulant en Amérique latine, c’est bien elle et le rôle qu’y jouent les États-Unis d’Amériques (EUA) qui furent au centre de tous les débats, ou tant s’en faut.

Les retombées

Il y a deux façons d’évaluer les retombées de ce genre d’événement, selon que l’on procède depuis les perspectives des individus et des organisations impliqués, ou selon que l’on procède depuis les enjeux. Les participantes et les participants, individuellement ou à l’intérieur de leurs organisations, cherchent toujours à tirer le plus grand bénéfice des rencontres, des échanges et des débats et, à ce titre, le FSA aura été, dans l’ensemble, aussi bien aux yeux de ses hôtes qu’aux yeux de ses délégués, d’une très grande utilité. On peut citer, à titre d’exemple, le lancement, à l’initiative de l’Observatoire social de l’Amérique latine (OSAL) de ce nouvel instrument d’échange d’information et de mobilisation que représente le Répertoire des mouvements sociaux [19], un instrument qui servira éventuellement à établir un mémorial des luttes citoyennes à travers le monde et qui, de ce fait, permettra de les tirer de l’oubli. Par contre, du côté des enjeux eux-mêmes, les bilans sont plus difficiles à tirer. S’il semble y avoir quelque progrès du côté de la circulation d’information et de la mobilisation à l’intérieur de cette vaste mouvance formée des participants au FSA contre la ZLEA et les accords de libre-échange, contre les grandes institutions économiques internationales et contre les politiques économique, militaire et sécuritaire des EUA en Amérique latine, en revanche, il reste d’énormes difficultés à surmonter avant de pouvoir disposer d’instruments efficaces permettant d’aller au-delà de ce périmètre somme toute restreint et de rejoindre des pans plus larges des populations concernées. C’est pourquoi toutes ces discussions autour des alternatives à la libéralisation extrême, autour des partis politiques et du rôle des parlementaires, ainsi que celles sur les médias alternatifs sont tellement importantes. Or, ces questions, et d’autres afférentes, comme la démocratie participative, les pouvoirs des États ou la culture ont occupé fort peu de place lors du FSA de Quito. Bien sûr, dans la mesure où ils agissent en pur et simple facilitateurs, ni le FSA ni ses organisateurs ne sont directement responsables de ces lacunes, puisqu’il appartient aux organisations elles-mêmes d’acheminer leur propositions d’ateliers, de panels ou de séminaires. Cependant, il ne faudrait pas pousser trop loin le souci de passivité et, sous prétexte de ne pas se substituer au mouvement social, renoncer à prendre la responsabilité d’assurer une certaine continuité historique d’un événement à l’autre. À cette fin, il serait souhaitable que les délégués auprès des comités d’organisation soulèvent le problème que pose l’absence d’organisations en leur sein qui représentent des enjeux auxquels des forums antérieurs ont cru devoir assurer une certaine visibilité.

Les deux risques : le fractionnement et l’enlisement

En définitive, un des principaux risques de fractionnement à l’intérieur même de la mouvance des forums sociaux pourrait venir du choix des organisations, groupes et réseaux qui sont appelés à faire partie des comités organisateurs et qui, à ce titre, interviennent dans la sélection des grands axes autour desquels les forums sont organisés. Le défi est double ici : autant on peut avoir des réticences à limiter les thèmes, alors même que l’on assiste à la démultiplication des cassures sociales, autant il ne faudrait pas renoncer à instaurer une certaine continuité d’un forum à l’autre et d’un niveau à l’autre, de manière à éviter de laisser échapper de grandes questions sous prétexte qu’elles seraient momentanément en déshérence. On ne peut résoudre ce genre d’équation sans inscrire les forums dans une trame historique de manière à éviter la marginalisation, voire l’abandon, de questions qui avaient occupé une place importante les fois précédentes. Or, pour le moment, on a l’impression que, si une grande organisation est absente de l’organisation d’un événement, le champ qu’elle couvre sera forcément laissé en friche. Ce genre de souci n’est nullement prohibé par les documents fondateurs du FSM.

En effet, la Charte des principes du FSM, adoptée au lendemain du FSM I en 2001, charte à laquelle le FSA est tenu de souscrire, établit clairement le sens de la démarche proposée. Les forums sont un lieu de rencontre qui favorise les débats, la formulation de solutions, d’alternatives et de pistes d’action, ainsi que la mise en réseau entre les associations et les mouvements de la société civile. Cette position de principe entraîne un certain nombre de conséquences : la première est que le forum est un lieu ouvert ; la deuxième, qu’il s’agit d’un processus mondial ; la troisième, qu’il doit favoriser une mondialisation des solidarités ; la quatrième, qu’il n’entend pas s’ériger en représentant des organisations et des groupes, de sorte que personne n’est autorisé à parler ou à intervenir en son nom et à prétendre qu’il reflète l’opinion ou la volonté des participantes et des participants au forum (l’article 6 de la Charte précise que le forum n’est pas un lieu de pouvoir) ; la cinquième, que le forum doit se contenter de faciliter la circulation des décisions prises par les groupes, mais sans les hiérarchiser, les censurer ou les amender ; et la sixième, enfin, que le forum est pluraliste, diversifié, non-confessionnel, non-gouvernemental et non-partisan, avec le résultat que ni les partis politiques ni les organisations militaires ne peuvent participer, et que les chefs d’État ou les parlementaires qui sont invités le sont à titre personnel.

Or, si une interprétation stricte de cette charte était défendable au départ, elle sera de plus en plus difficile à soutenir et à justifier au fur et à mesure que l’on assistera à l’expansion de la nébuleuse alter et anti mondialiste, essentiellement parce que, sous la double poussée de l’addition constante d’enjeux nouveaux et de l’incessante fragmentation des enjeux anciens, il ne faudrait pas perdre de vue les grandes questions et les grands enjeux qui avaient été à la base des mobilisations citoyennes à l’échelle mondiale depuis la fin de la guerre froide. Dans certains cas, ces mobilisations s’étaient cristallisées contre des initiatives comme le Forum économique mondial, contre des institutions internationales ou contre des accords, comme l’Accord multilatéral sur l’investissement, dans plusieurs autres, ces mobilisations se sont cristallisées à l’occasion des grandes conférences organisées par l’ONU, qu’il s’agisse de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, tenue à Rio de Janeiro en 1992, de la Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes, tenue à Beijing en 1995, du Sommet mondial pour le développement social, tenu à Copenhague la même année ou de la Décennie internationale des populations autochtones (1995-2004). Ces convocations, parmi d’autres, ont joué un rôle historique central au départ et elles continuent d’en jouer un à cause des suivis périodiques qui leur sont consacrés, comme ce fut le cas pour la conférence dite Beijing + 5 en 2000 ou le Sommet mondial du développement durable de Johannesburg de 2002, appelé aussi Rio + 10. L’événement comparable autour duquel les organisations se mobilisent actuellement est la tenue du Sommet mondial sur la société de l’information qui se tiendra à Tunis en 2005 sous l’égide de l’Union internationale des communications (UIT).

Il apparaît donc important d’avoir le souci de lier les thèmes abordés durant les forums à la conjoncture sociale et politique mondiale, d’une part, voire à la conjoncture sociale et politique du pays hôte, d’autre part, sans quoi, au nom de l’apolitisme, on risque de renforcer l’impuissance politique du mouvement social mondial au lieu de la suspendre ou de l’interrompre. Car la question qui se pose désormais est celle de savoir comment les multiples et innombrables forums sociaux à travers le monde peuvent à la fois répondre à leur mission première, qui est d’étendre les espaces de délibération, et éviter l’enlisement du mouvement social mondial loin des grands enjeux mondiaux, régionaux, nationaux et locaux du moment. Et même si les organisateurs des forums sociaux ne sont pas en mesure de jouer le rôle de vecteur de mobilisations, rien ne devrait s’opposer à ce que leur mission de facilitateur serve aussi recentrer des enjeux et des questions susceptibles de faciliter le passage à la politique pour les groupes, organisations et autres mouvements qui participent aux forums.

La défiance vis-à-vis du politique qui est accolée à cette notion de facilitateur à l’heure actuelle par certains promoteurs des forums sociaux est de moins en moins défendable ou justifiable, tant au niveau théorique qu’au niveau pratique. Au niveau théorique, une profession de foi d’apolitisme peut toujours servir de caution morale pour celui qui la profère et le conduire à s’affranchir de l’obligation de choisir, elle n’en constitue pas moins une posture politique pour autant. Au niveau pratique, l’abstention pure et simple ou la non-intervention ont des effets dissuasifs dommageables sur les implications du mouvement social mondial dans les affaires publiques à l’échelle internationale, mais à l’échelle nationale également.

La tenue du FSA en Équateur offre une belle illustration de ce paradoxe dans la mesure où à peu près rien de ce qui s’est fait ou dit à l’intérieur des auditoriums, théâtres, hémicycles, agoras, colisée et autres salles de cours dispersés sur neuf sites à travers la capitale n’a été repris par la presse quiténienne. Quant à la manifestation on ne peut plus pacifique du 28 juillet qui a rassemblé entre dix et quinze mille personnes dans les rues de Quito, elle a beau avoir été brutalement interrompue par les forces de l’ordre avec des tirs de bombes lacrymogènes, rien de tout cela n’a eu droit à une seule ligne dans la presse locale. Il y a là une leçon amère à tirer : quand on ne s’occupe pas de politique, les politiques n’en continuent pas moins de s’occuper de vous. C’est la raison première et dernière pour laquelle l’établissement des programmes des forums sociaux devrait mettre en relief les principaux évènements à venir au niveau de la conjoncture internationale, régionale ou nationale selon les cas, de manière à faciliter un éventuel passage à la politique pour leurs participants.


NOTES :

[1] L’auteur remercie Pierre Beaudet et Georges LeBel pour leurs commentaires critiques et leurs remarques.

[2] Cette précision est d’autant plus importante que, comme nous le verrons plus bas, ce sont ces organisations et mouvements qui constituent les forces vives des forums sociaux ; ce sont eux qui soumettent leurs propositions d’ateliers, de séminaires ou de panels, et ce sont eux qui les organisent.

[3] Les deux premiers Forums sociaux africains ont été tenus successivement à Bamako, au Mali, en janvier 2002 et à Addis Abéba, en Éthiopie, en janvier 2003 ; le prochain se tiendra à Lusaka, en Zambie, en décembre 2004. Les deux premiers Forums sociaux européens ont été tenus à Florence en octobre 2002 et à Paris en novembre 2003. Le prochain aura lieu à Londres en octobre 2004. Le premier Forum social asiatique a eu lieu à Hyderabad en Inde en janvier 2003.

[4] Le Québec, le Canada et les Etats-Unis ne sont pas en reste, comme le montrent les trois exemples suivants : le Forum social régional Québec Chaudière-Appalaches tenu en septembre 2002, le Forum social de Toronto en janvier 2003, et le Forum social de Boston en juillet 2004.

[5] Il était question, au départ, que le FSA ait lieu à temps pour souligner la tenue de la septième Réunion des ministres du commerce des Amériques à Quito, en Équateur, à la fin octobre 2002. Ces négociations, on s’en souvient, s’inscrivent dans le cadre du projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).

[6] Les autorités en place ne semblent pas, quant à elles, avoir été particulièrement favorables à la tenue de cet événement, comme on le verra en conclusion. Pour le comprendre, il faut savoir que le président Lucio Gutierrez a accédé au pouvoir en novembre 2002, porté par une vague populaire sans précédent et nimbé d’une réputation qui l’a fait comparer à Lula au Brésil et à Chavez au Vénézuela. Or, depuis ce temps, le président s’est considérablement détaché des mouvements sociaux qui avaient contribué à le porter au pouvoir, un revirement qui a eu des répercussions profondes sur certains de ses alliés autochtones.

[7] En termes de pourcentage, la population autochtone avoisine les 45% en Équateur, ce qui le place au troisième rang, avant le Pérou qui en compte 44%, derrière la Bolivie et le Guatemala qui comptent plus de 50% d’autochtones chacun dans leur population totale. En chiffres absolue cependant, le classement serait différent : Pérou 9 millions ; Guatemala 7,2 millions, Bolivie et Équateur 5,6 millions chacun. Ces calculs sont toutefois très réducteurs puisqu’il faudrait aussi tenir compte de la population métis.

[8] Voir Violaine Bonnassies, Le mouvement indigène en Équateur, Groupe de recherche sur l’intégration continentale, janvier 2004. En ligne ; www.unites.uqam.ca/gric .

[9] À son tour, ce sommet avait été précédé, entre autres, du premier Sommet des femmes autochtones des Amériques qui avait eu lieu à Oaxaca, au Mexique, du 30 novembre au 4 décembre 2002.

[10] Cette commission comprend dix membres : la Confederacion de Nacionalidades Indigenas del Ecuador (CONAIE), la Red de Mujeres Transformando la Economia (REMTE), la Agencia Latinoamericana de Informacion (ALAI), la Fundacion de Estudios, Accion y Participacion Social (FEDAEPS), Dialogo Sur-Sur LGBT, la Confederacion de Afiliados al Seguro Social Campesino (CONFENUASSC), la Fundacion Maria Luisa Gomez de laTorre (FMLGT), Accion Ecologica, Consejo Latinoamericano de Iglesias (CLAI) et la Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO).

[11] Dans la littérature féministe, la notion de genre tend à supplanter celle de sexe pour désigner ce que Christine Delphy appelle le " sexe social ", c’est-à-dire " tout ce qui est social dans les différences constatées entre les femmes et les hommes ". Voir l’entrevue accordée au journal La Gauche, le 2 juin 2002. En ligne : www.lagauche.com.

[12] En espagnol, le mot était au pluriel ; il serait alors plus exact d’écrire diversités.

[13] Voici quelques exemples des réunions tenues : le Conseil international du Forum social pan-amazonien, le Forum des femmes pour la paix et la souveraineté, l’Assemblée des peuples des Amériques face à la dette, le FMI, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement, le Forum Paix et Vie, organisé par le Conseil latino américain des Églises, la Marche mondiale des femmes, ainsi que l’Assemblée des mouvements sociaux.

[14] Parmi les thèmes abordés, on peut retenir les suivants : les coûts occultes du modèle agro exportateur en Amérique ; la globalisation financière, la dollarisation ou l’union monétaire ; la pensée critique ; la démilitarisation des Amériques ; Che Guevara et l’Amérique latine aujourd’hui ; les services publics.

[15] Il ne fait pas de doute qu’il est réducteur de mentionner ces quatre noms d’organisations à l’exclusion des autres, alors que le nombre total des organismes responsables de la mise sur pied de ces panels et rencontres atteint facilement la cinquantaine. Cela dit, il reste que, à lui seul, le nom de l’ASC apparaît plus de vingt fois. Pour plus de détails, on consultera le site web du FSA : www.forosocialamericas.org.

[16] À part les 35 pays des Amériques, les dix autres sont européens, avec une nette prédominance française et belge.

[17] Chico Whitaker est architecte de formation. Il a été secrétaire-exécutif et il est aujourd’hui membre de la Commission brésilienne Justice et Paix de la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB), instance qu’il représente au secrétariat international du FSM. Il a milité durant vingt au Parti des travailleurs (PT). Il est un des fondateurs du FSM

[18] L’un fut organisé par la Confédération des syndicats nationaux (CSN) sur les partenariats public-privé, l’autre fut co-organisé par l’Organisation régionale interaméricaine des travailleurs (ORIT) sur le mouvement syndical. Cependant, pour rendre pleine justice à la place occupée par le mouvement syndical, il faudrait aussi tenir compte de la présence des centrales latino-américaines sur les nombreux panels qu’ils ont occupés. Quoi qu’il en soit, ce glissement dans la place occupée par les questions liées au travail est à la fois étonnant et révélateur. Nous y reviendrons en conclusion.

[19] Voir : www.social-movements.org. Cette initiative a aussi bénéficié du soutien financier et logistique d’organisations québécoises, comme Alternatives et la CSN.

Source : Observatoire des Amériques / La Chronique des Amériques, Université du Québec, Montréal, Canada, août 2004 n°23.

Tiré du site du CADTM