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Monde arabe

Les retombées de la guerre

Entrevue avec Gilbert Achcar

dimanche 13 avril 2003

La guerre en Irak influe sur la politique de l’ensemble des pays du monde arabe. Gilbert Achcar nous explique ici ce qu’il en est.

- Quelles sont les retombées de la guerre dans les pays arabes ?

Gilbert Achcar - L’impact de cette agression dans les pays arabes est d’ores et déjà évident. Il s’agit de la région du monde où le ressentiment à l’égard de Washington est le plus fort, pour des raisons spécifiques qui s’ajoutent aux causes générales de la forte animosité qui existe à l’égard des Etats-Unis dans l’ensemble du tiers monde. Le conflit israélo-palestinien, le soutien apporté par les Etats-Unis à Israël, même quand Sharon est aux commandes, des pratiques telles que l’embargo criminel qui a été imposé à l’Irak depuis 1991 au prix d’un million de morts, ainsi qu’un passé déjà très lourd d’intervention des puissances occidentales en général et des Etats-Unis en particulier dans la région arabe font que la rancoeur y est extrême.

Et cette guerre, qui est clairement perçue comme une guerre coloniale visant à la mainmise directe sur un des principaux pays arabes, ne peut qu’aggraver considérablement le ressentiment populaire et alimenter les courants qui aujourd’hui sont les mieux placés pour le canaliser, c’est-à-dire la mouvance intégriste islamiste.

- Et le conflit israélo-palestinien ?

G. Achcar - A ce niveau, cela va dépendre de la façon dont la campagne en cours en Irak va se solder et de la facilité ou des difficultés que rencontrera Washington dans l’établissement du contrôle sur le pays après Saddam Hussein. Les Etats-Unis ont un intérêt objectif à débloquer le dossier israélo-palestinien, après la guerre en Irak, un peu à la manière de ce qui s’était fait après la précédente guerre du Golfe. Bush père, après avoir refoulé les troupes irakiennes hors du Koweït et après s’être réinstallé militairement dans la région, a exercé de fortes pressions sur le gouvernement d’Itzhak Shamir pour le pousser à participer aux négociations israélo-arabes inaugurées par la conférence de Madrid en octobre 1991.

Les Etats-Unis pensent qu’après ce que les Palestiniens ont vécu depuis septembre 2000, la situation est mûre pour faire accepter le type de diktat israélo-étatsunien que les Palestiniens avaient refusé lors des négociations de Camp David en juillet 2000. Reste à voir si la population palestinienne se pliera au diktat. Il n’est pas évident non plus qu’Ariel Sharon participe à un "règlement" auxquels ses rivaux travaillistes adhèrent beaucoup plus que lui-même. Il pourrait bien, comme l’avait fait Shamir en 1991, faire mine de participer au processus tout en misant sur son échec par un durcissement des conditions israéliennes, sans parler des provocations sur le terrain dont il est grand spécialiste.

- Et les retombées de la guerre sur les monarchies pétrolières ?

G. Achcar - Depuis la précédente guerre du Golfe, les monarchies pétrolières se sont toutes mises au diapason de la monarchie saoudienne, sous la protection et la tutelle des Etats-Unis. Pour la monarchie saoudienne et pour l’émirat du Koweït en particulier, c’est plutôt un soulagement de voir Saddam Hussein disparaître. Par contre, leur grande inquiétude, c’est ce qui va se passer après : l’évolution de la situation irakienne, la capacité ou non des Etats-Unis à établir un régime inféodé à Washington un tant soit peu stable dans ce pays. De cela va aussi dépendre la stabilité de l’ensemble de la région.

Certains prétendent que les États-Unis veulent "démocratiser" les pays pétroliers. C’est une vue de l’esprit : dans cette région du monde, seuls des gouvernements despotiques peuvent être inféodés à Washington. Des élections libres produiraient des gouvernements hostiles aux Etats-Unis.

- Quelles sont les perspectives ouvertes par le mouvement antiguerre au Moyen-Orient ?

G. Achcar - Comme il s’agit de la plus grande concentration de gouvernements despotiques dans le monde, c’est la région où il y a eu le moins de manifestations pendant les mois précédant la guerre, en tout cas le moins de manifestations visibles. Les protestations qui ont eu lieu ont pris la forme de manifestations organisées de manière plus ou moins secrète, et se sont fait réprimer très durement, avec beaucoup d’arrestations.

Pour l’instant, la mouvance intégriste reste la mieux placée pour canaliser la protestation populaire. Cela dit, le mouvement antiguerre à l’échelle mondiale va avoir un impact très positif sur l’émergence d’un nouveau mouvement progressiste dans cette partie du monde. La mobilisation mondiale a été très présente sur les écrans de télé dans l’ensemble des pays arabes. Elle est le meilleur antidote contre toute vision des choses en termes de conflit de religions ou de choc des civilisations. Quand les gens voient qu’au coeur même des Etats-Unis, de larges fractions de la population sont radicalement opposées à cette guerre, et soutiennent les droits des peuples de la région, c’est certainement très utile pour la reconstruction d’une gauche dans les pays arabes et musulmans.

Propos recueillis par Charlotte Daix.

Rouge 2012 10/04/2003