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MYTHES ET RÉALITÉS DU MOUVEMENT OUVRIER VÉNÉZUÉLIEN

dimanche 8 juin 2003

Ce 5 avril 2003, au Venezuela, est née la Unión Nacional de Trabajadores (UNT), une nouvelle centrale syndicale qui devrait regrouper, selon ses partisans, la plupart des syndicats du pays en rupture avec la ligne politique développée depuis plus d’un an par le Confédération des Travailleurs Vénézuéliens (CTV). Cet événement est une occasion pour revenir sur le type de syndicalisme développé historiquement et dans l’actualité récente par la CTV et sa direction qui, en alliance, notamment, avec le patronat participa activement il y a plus d’un an à l’organisation d’un coup d’Etat contre le gouvernement présidé par Hugo Chávez Frías.

par Frédéric Lévêque , RISAL

Depuis le début de la campagne de l’opposition, en décembre 2001, contre le gouvernement vénézuélien, la Confédération des Travailleurs Vénézuéliens, qui était jusqu’il y a peu la principale centrale syndicale du pays, joue un rôle primordial. A sa tête, les Carlos Ortega, Manuel Cova ou Alfredo Ramos sont devenus des figures emblématiques du conflit social et politique qui déchire aujourd’hui le pays caribéen. Mais qui représentent-ils ? Quelle est l’importance de leur mouvement syndical au sein du monde du travail ? Pourquoi la CTV est-elle aussi farouchement opposée à un processus de changement que l’on qualifie souvent de populaire ou de progressiste ? Comment expliquer cette étrange alliance des représentants du Travail avec ceux du Capital ?

Naissance de la CTV

« Tout a commencé en 1936, quand éclata une ’vraie’ grève pétrolière au Venezuela. À Cabimas, État de Zulia, les travailleurs avaient décidé de se croiser les bras, tant que leurs revendications de base ne seraient pas satisfaites. (…) C’est aussi en 1936 que furent adoptées plusieurs législations destinées à protéger les travailleurs dans tout le pays. Des lois qui ne furent jamais appliquées. Un groupe de ’véritables’ dirigeants syndicaux entra alors en scène. Leur principal objectif était de protéger les travailleurs, en particulier ceux du secteur pétrolier, qui se sentaient exclus de la législation du travail de 1936. Ainsi naquit la CTV qui, tout comme la Fédération vénézuélienne d’enseignants (FVM), rassemblait une équipe engagée et déterminée de dirigeants syndicaux dans tout le pays. »
[1] Ces dirigeants, pour la plupart communistes, ne pourront guère développer légalement leur travail syndical. Du fait des changements brutaux de régime que connut le pays à la fin de la première moitié du 20ème siècle, la CTV fut successivement légalisée et interdite avant de pouvoir réellement se développer et s’institutionnaliser avec l’avènement du système dit puntofijiste.

La CTV, pilier du système puntofijiste

Pour comprendre le rôle joué par la CTV aujourd’hui, c’est aux premiers pas de la démocratie représentative vénézuélienne qu’il faut remonter. Le 23 janvier 1958, lorsque les Vénézuéliens renversent définitivement Marcos Pérez Jiménez [2], s’installe un système politique basé sur le Pacte de Punto Fijo (1958) où les deux principaux partis, Action Démocratique (AD, social-démocrate, membre de l’Internationale Socialiste) et COPEI (social-chrétien) s’allient [3] pour se partager le pouvoir et marginaliser les communistes. Romulo Betancourt, leader d’Action Démocratique et élu premier président de la dite Quatrième République (1959), rétablit la Fédération de paysans vénézuéliens (FCV), ainsi que la CTV et place des membres d’AD à sa tête.

« La Confédération de Travailleurs du Venezuela a toujours été un appendice d’Action Démocratique. Ils ont toujours été très liés aux chefs d’entreprise. Cette alliance, qui était souterraine, s’est maintenant cristallisée », soutient Jaime Ortiz Bustamante, Chilien réfugié au Venezuela depuis 1975 et professeur à l’Université de Carabobo » [4]. « À partir de la consolidation du régime, (…) leur chefs vont progressivement être incorporés au pacte conservateur, avec pour tâche de contenir les luttes sociales et d’éliminer les foyers de contestation », explique le journaliste Breno Altman [5]. La CTV va ainsi se voir octroyer la quasi exclusivité de la représentation des travailleurs, de substantielles subventions issues de la manne pétrolière et devenir un des piliers du système populiste puntofijiste. Pour réagir à la mainmise d’AD sur la CTV, le parti COPEI créa sa propre organisation syndicale : la Centrale Générale des Travailleurs (CGT) - elle connaîtra une scission par la suite. Les communistes en feront de même en 1963 avec la Centrale unitaire de travailleurs vénézuéliens (CUTV).

Ainsi, dès les débuts de la démocratie vénézuélienne, plutôt que d’être un outil indépendant des travailleurs dans leur lutte pour de meilleurs conditions de vie, les centrales syndicales sont créées comme des organisations au service des partis politiques assurant à ces derniers une crédibilité et une base sociale. Pour Maurice Lemoine, journaliste au Monde Diplomatique, la CTV est l’exemple type d’« un syndicalisme à la mexicaine » [6].

La CTV va principalement développer sa base sociale dans le secteur pétrolier et dans l’administration publique. A l’époque, intégrer la fonction publique signifiait quasi automatiquement adhérer à une centrale syndicale, l’employé constatant sur sa feuille de paie qu’on lui avait soustrait le montant de la cotisation. La liberté et l’autonomie syndicale n’existaient pas vraiment. Jaime Ortiz Bustamante n’y va pas de main morte pour décrire les pratiques de la CTV : « Ils ont copié un système de syndicalisme de mafias, avec des dirigeants engageant des hommes de main et des tueurs à gage. Pour intégrer une entreprise comme PDVSA [l’entreprise pétrolière nationale], tu dois les payer. C’est un style de syndicalisme où les votes sont achetés ou obtenus avec une bâte de baseball. Cela a commencé aux temps de Romulo Betancourt, qui se rendit compte que le Parti communiste vénézuélien avait une présence importante dans le monde du travail, et on commença à les isoler jusqu’à les obliger à s’engager dans la lutte armée. Ils ont alors profité de cet espace pour s’approprier les syndicats par la force. Ce fut une guerre sale. Il y avait beaucoup d’argent pour corrompre. Tu te comportais bien avec les dirigeants adecos et tu obtenais un job. » [7].

Hugo Chavez, président !

Le système puntofijiste va durer 40 ans. Il connaîtra son apogée dans les années 70, à l’époque de la dite « Venezuela saoudite », commencera à se décomposer dans les années 80 avec la dévaluation du Bolivar [la monnaire nationale] et l’endettement et s’effondrera véritablement dans les années 90 dans le tourbillon des scandales de corruption, des réformes néo-libérales, de tentatives de coups d’Etat et des luttes sociales issues de l’onde de choc créée par le Caracazo (1989) [8].
La dite ’ouverture économique’, initiée en 1989, avec le premier Plan de Ajuste Estructural, sous les auspices du Fonds Monétaire International (FMI), par le président adeco Carlos Andrés Pérez, va engendrer une progressive désindustrialisation du pays et une baisse généralisée du niveau de vie. La fermeture de nombreuses entreprises va entraîner une hausse du chômage et affaiblir les centrales syndicales et le contrôle qu’elles exerçaient sur les travailleurs. Paradoxalement, les luttes sociales et ouvrières vont s’intensifier, y compris dans des secteurs syndicaux normalement acquis au pouvoir face aux ’dégraissages’ dans l’administration publique.

En 1999, Hugo Chávez Frías, bénéficiant de l’effondrement du système quadragénaire et de la vague de luttes sociales des années 90, devient président de la république vénézuélienne. Comme promis durant la campagne, il lance une série de réformes avant tout juridiques et institutionnelles dont l’approbation par référendum populaire d’une nouvelle constitution considérée généralement comme très progressiste. La cinquième république est née.

La Constitution bolivarienne a été rédigée par une assemblée constituante via un processus de participation et consultation populaire, certes insuffisant mais réel, avec différents secteurs sociaux. Elle étend les droits politiques, sociaux et culturels établis dans la constitution antérieure (1961). Sur papier, les droits des travailleurs ont considérablement avancé : droit au travail garanti, égalité entre homme et femme, reconnaissance de la journée des 8 heures, de la progressivité des droits du travail, reconnaissance du droit à se syndicaliser et de grève, etc.

Pour la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL), dont la CTV est la représentante vénézuélienne, « la Constitution, qui contient des éléments innovateurs en matière de droits de l’homme, inclue aussi des dispositions contraires qui, au nom de la sauvegarde des droits politiques, dont le droit de vote, transgressent la liberté syndicale incarnée par les conventions 87 et 88 de l’OIT. L’article 95 de la Constitution exige que les statuts des syndicats prévoient que les mandats de ses dirigeants ne soient pas renouvelables et soient soumis au suffrage universel, direct et secret, ce qui est manifestement une intromission dans les affaires syndicales. » [9]

En 1998, après plusieurs années d’affaiblissement, le mouvement syndical vénézuélien était très minoritaire - entre 10 et 15% des travailleurs actifs - et divisé. Il regroupait à peine un million de travailleurs au sein de quatre confédérations nationales et de syndicats non confédérés. Dans ce panorama, la CTV restait encore la centrale la plus importante de par le nombre de ses affiliés. Des élections syndicales y avaient lieu de temps en temps mais ne concernaient pas la direction nationale. Selon l’adage, « un dirigeant de la CTV n’abandonne son poste qu’à sa mort » [10]. Ce fut le cas d’au moins deux d’entre eux : Augusto Malave et José Vargas. Pour le Département d’Etat nord-américain, « la CTV et AD se sont traditionnellement influencés » [11]. Soyons clair : la plupart de ses dirigeants étaient également membres du Bureau politique d’AD.

Contre l’inamovibilité des dirigeants de la CTV, un mouvement de démocratisation syndicale a toujours existé au Venezuela et a repris vigueur à partir de 1998 et de l’entrée en vigueur de la nouvelle constitution (2000) dans laquelle furent formalisés la participation politique et le rôle protagonique du peuple vénézuélien dans la prise de décisions via « l’élection pour les fonctions publiques, le référendum, la consultation populaire, la révocation du mandat, les initiatives législatives, constitutionnelles et constituantes, le cabildo abierto, et l’assemblée de citoyens … » (art.70)

Lors du processus de rédaction de la nouvelle constitution, un ensemble de consultations et d’initiatives ont été lancées par le pouvoir constituant avec le mouvement syndical vénézuélien, y compris la CTV, dans une tentative d’unifier un mouvement syndical atomisé - plus de 3.000 syndicats - et de le démocratiser, ce qui déboucha sur la convocation par l’Assemblée Nationale Constituante d’un référendum sur la démocratisation des syndicats, fédérations et confédérations, en conformité avec les articles 70 et 71 de la nouvelle Carta Magna.

Des élections syndicales controversées

Le président Hugo Chávez n’a pas caché l’objectif de ce référendum et a même déclaré de manière peu diplomatique qu’il « est un missile contre la CTV et cela, nous n’avons pas à le déguiser avec de belles paroles » [12]. Attaquée, la direction de la CTV appela à son boycott. Avec un très haut taux d’abstention, ce référendum fut gagné par les secteurs bolivariens [13] convoquant ainsi les syndicalistes vénézuéliens à participer à des élections pour le renouvellement des directions syndicales dans un délai de 180 jours et l’immédiate suspension du mandat des dirigeants. La CTV décida finalement de participer à ces élections.
Entre les mois d’août et octobre 2001, le processus de renouvellement des directions syndicales se développa largement dans les syndicats de base, partiellement dans les fédérations et frauduleusement dans la structure de la CTV.

Les élections syndicales, les premières du genre, ont été très fortement politisées. Les élections se font par liste. Les aspirants délégués affichent ouvertement leur appartenance politique. Le « candidat de la révolution » était Aristóbulo Istúriz, membre de la direction nationale de Patria Para Todos (PPT), parti de la coalition gouvernementale appuyant le président Chávez et actuellement ministre de l’Education. Face à lui, on trouvait notamment Carlos Ortega, d’Action Démocratique [14].
Durant la campagne, on a reproché au Président de la République son intromission dans ces élections, Chávez s’étant affiché à de nombreuses reprises avec son poulain. Resituons le contexte.

Malgré l’effondrement du système puntofijiste, l’opposition a gardé de beaux restes. La seule victoire électorale d’un candidat atypique non issu des partis traditionnels n’efface pas d’un coup de baguette magique les pratiques du passé, les clientèles, les réseaux d’intérêts qui se sont construits durant plusieurs décennies. La CTV en tant que pilier du système mis en déroute par la victoire du Comandante, est une de ces institutions résistant au changement. Depuis la victoire de Chávez, les secteurs ’bolivariens’ mènent légalement une lutte d’hégémonie dans de nombreuses institutions afin de pouvoir mener à bien les réformes sociales et économiques voulues et d’impulser une solide base sociale et politique organisée et autonome au proceso. Une des faiblesses patentes du mouvement ’révolutionnaire bolivarien’ est son cruel manque de cadres politiques et de véritables structures partisanes. Les partis politiques comme le Movimiento Quinta Republica ou Patria Para Todos faisant partie de la coalition gouvernementale sont avant tout des créations électorales. Lors d’un entretien pour le Monde Diplomatique - Cône Sud [15] , Chávez racontait comment il dut parcourir le Venezuela pour aider ses partisans, illustres inconnus de la population, à conquérir des gouvernements d’états, de mairies, etc. C’est dans ce cadre-ci que l’on peut comprendre l’implication du Comandante dans les élections syndicales, les premières réalisées au Venezuela en vertu de la nouvelle constitution. Une implication qui lui vaudra de nombreuses critiques. Dans un journal d’opposition, Rolando Díaz a comparé la politique syndicale du président vénézuélien à celle du ’Generalísimo’ Franco de l’Espagne fasciste [16]. La réalité actuelle, à savoir celle de la refondation du mouvement syndical vénézuélien depuis la base, démontre le contraire.

Autre reproche fait au Venezuela par le Bureau International du Travail (BIT), et qui lui valut une sanction symbolique (Conférence Internationale du Travail à Genève, juin 2002), concerne l’implication du Conseil National électoral (CNE) [17] dans le processus électoral au sein des syndicats. Le BIT (sous l’impulsion de la CISL) sanctionna « l’immixtion de l’Etat vénézuélien » dans les affaires syndicales. C’est ignorer que l’intervention du CNE dans les élections syndicales a été réclamée par la CTV elle-même au moment de la Constituante [18], et que ce dispositif a même été inscrit dans la charte fondamentale de la CTV, revue peu de temps avant le scrutin [19].
Quoi qu’il en soit, la stratégie des secteurs « bolivariens » a globalement été un échec. Convoquer la population dans son ensemble pour lui demander s’il faut renouveler les directions syndicales fut une grave erreur en termes de droits syndicaux. Et gagner des élections dans des syndicats s’est avéré autrement plus difficile que lors des élections générales. Si au niveau des syndicats de base, les « forces bolivariennes » ont réalisé des progrès importants, il n’en a pas été de même dans la structure de la CTV. De plus, les dirigeants actuels de la CTV se sont autoproclamés vainqueurs des élections sur base de 48% des suffrages, desquelles moins de 10% ont été validés au vu notamment des nombreuses dénonciations d’irrégularités partout à travers le pays [20].

Offensive de l’opposition

Bien que préparée depuis longtemps, la campagne de l’opposition vénézuélienne va véritablement prendre toute son ampleur à partir du mois de décembre 2001, quelques temps après l’adoption par l’Assemblée nationale de 49 décrets-lois donnant un contenu aux droits proclamés par les 350 articles de la Constitution bolivarienne. Après avoir initié pendant deux ans une série de réformes juridiques et institutionnelles avec un soutien populaire incontestable au vu des élections et référendums gagnés par le gouvernement, la dite révolution bolivarienne entre concrètement dans le domaine des réformes économiques et sociales.
La première « grève » patronale eut lieu le 10 décembre 2001. Cette action fut la première d’une longue série. Les mobilisations, dans les « deux camps », toutes proportions gardées, sont allées cresciendo jusqu’au coup d’Etat du 11 avril 2002.

Au cours de cette phase de déstabilisation, la CTV joua un rôle moteur. En mars, elle lança une série de grèves partielles, surtout chez les médecins et les enseignants ainsi qu’au sein de l’exécutif de l’entreprise pétrolière nationale PDVSA mais sans grand succès. Le 9 avril, la fédération patronale et la CTV convoquèrent à un paro national de 24 heures, renouvelé ensuite malgré son échec à paralyser le pays, alors que le scénario bien ficelé du coup d’Etat était en cours. La suite est connue.

Dans un de ses récents rapports [21], la CISL dresse une longue liste de reproches au gouvernement vénézuélien, reprenant de fait une bonne partie de l’argumentation de l’opposition vénézuélienne. Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle ne fait nulle part mention du coup d’Etat d’avril 2002 et du rôle joué par la CTV qu’elle qualifie à plusieurs reprises de centrale « indépendante ». Un tel ’oubli’ disqualifie en partie le contenu de ce rapport dont il ne ressort qu’une hostilité profonde à l’égard du gouvernement vénézuélien et un manque flagrant d’objectivité quant à la nature de la CTV. De plus, la CISL fait fi de tout le travail de négociation et consultation initié par le pouvoir avec le mouvement syndical dans son ensemble, confédérations nationales et syndicats non confédérés, sous les auspices de l’OIT, durant l’écriture de la Constitution et après son adoption.

La CTV a joué un rôle central dans la mise en scène du coup d’Etat. Les images d’un Carlos Ortega appelant à marcher sur le palais présidentiel de Miraflores sont dans la mémoire de tous et toutes. Les marches et dites grèves étaient coordonnées avec les différents secteurs conspirateurs de l’opposition, qu’ils soient de la direction de PDVSA, de l’armée, des médias commerciaux, des partis et organisations de l’opposition, etc. A aucun moment, des revendications de type syndical n’ont été exprimées. Le discours de ce conglomérat d’organisations s’est de manière obsessionnelle concentré sur la sortie de Chávez du pouvoir.

A en croire The New-York Times [22], au moment du coup d’Etat, la CTV était une des organisations de l’opposition ayant bénéficié de fonds de soutien des Etats-Unis à travers la National Endowment for Democracy [23] , une agence non-gouvernementale créée et financée par l’Etat fédéral et connue pour servir les intérêts de sécurité nationale, parfois les plus sordides, de l’Oncle Sam.

Autre élément que ne cite pas la CISL dans son rapport, la présence, au sein du cabinet du gouvernement golpista de Pedro Carmona Estanga de Leon Arismendi en tant que ministre de planification et de développement. Ce dernier a été durant plus de 15 ans assesseur de la CTV, il était membre de la Junta de Conducción Sindical de la CTV et délégué des travailleurs du Venezuela à la 89ème Conférence Internationale du Travail de l’O.I.T., à Genève en juin 2001. Conférence durant laquelle le gouvernement vénézuélien a été sanctionné.

Au niveau international, le rôle joué par Carlos Ortega dans la rupture de l’ordre constitutionnel au Venezuela a été reconnu dans les faits au sein de l’OIT. Selon Venpres, en juin 2002, le président de la CTV a été exclu de la liste des candidats présentés par la CISL pour composer le Conseil d’Administration de l’OIT qui a expliqué qu’une des principales raisons de la décision avait été son implication dans la préparation et l’exécution du coup d’Etat du 11 avril 2002. Un autre membre de la CTV a été élu à sa place, mais sans recueillir un grand consensus, à la différence des autres candidats.

Une grève ? Quelle grève ?

Pour la troisième fois en un an, Fedecameras, la CTV et la Coordination Démocratique, relayés par les médias, appelèrent le 2 décembre à une grève générale. En avril dernier, la paralysie du pays avait été un échec, mais elle avait tout de même servi de toile de fonds à un coup d’Etat. Au mois d’octobre 2002, une nouvelle tentative de grève avait également échoué. Et décembre 2002 n’a pas vraiment fait exception. De grève générale, il n’y en a pas eu au Venezuela. « La grève générale est un concept qui ne peut être appliqué qu’aux seuls travailleurs. Lorsque ce sont les patrons qui appellent à arrêter l’activité productive et commerciale, le terme exact pour décrire cela est celui, anglais, de "lock-out". C’est pour cette première raison qu’au Venezuela, il n’y a pas eu de grève le lundi 2 décembre et encore moins les jours suivants. La seconde raison, c’est que les secteurs patronaux qui se sont lancés dans le rapport de forces ont été minimes et avant tout circonscrit au secteur commercial et au sein de celui-ci dans la zone aisée de Caracas, les quartiers est de la ville. La troisième raison est que, à cette occasion, un grand nombre d’établissements fermés par leurs patrons ont été réouverts par les travailleurs, ce qui, ajouté au fait que les transports ont fonctionné sans grosse perturbation, offre un panorama de quasi-normalité dans la capitale vénézuélienne et encore plus à l’intérieur du pays ». [24]

A l’exception du secteur pétrolier, aucune branche de l’industrie nationale n’a été réellement bloquée durant les mois de décembre 2002 et janvier 2003. Sans cesse, les médias internationaux ont relayé les déclarations des dirigeants de la CTV affirmant que de 70 à 90% des travailleurs étaient en grève, mais aucun de ces médias n’a relevé que la SUTISS (sidérurgie), un des syndicats les plus emblématiques du Venezuela, et FEDEPETROL (Fédération des Travailleurs du Pétrole, majoritaire dans le secteur, plus de 30.000 membres), tous deux membres de la CTV, n’ont jamais officiellement appuyé ce paro. Il en a été de même pour d’autres syndicats importants comme celui du Métro de Caracas, ou ceux de Bauxilum et de Venalum dans l’Etat industriel de Bolivar, ou pour les travailleurs du secteur de l’électricité organisés au sein de Fetraelec (quelques 34.000 membres) dont le président a annoncé que son organisation quittait la CTV [25]. A eux seuls, ces syndicats représentent les travailleurs des secteurs contribuant pour près de 80% du Produit Intérieur Brut (PIB) (officiel, hors économie informelle) du Venezuela.

Et les buhoneros ...

Déformer une réalité peut aussi se faire omission, volontaire ou involontaire. Ainsi, pour se rendre compte de la situation dans le monde du travail aujourd’hui au Venezuela, une réalité habituellement négligée est celle de ces travailleurs, travailleuses, et … enfants qui chaque jour, équipés de leur parasol ou de leur plastique, protection contre les intempéries et le soleil, installent leur puestos le long des rues pour vendre leurs marchandises. Au Venezuela, on les appelle les buhoneros, ce sont les travailleurs du secteur informel. Ils représentent environ 50% du monde du travail vénézuélien.

Les buhoneros n’ont à toute évidence jamais relayé l’appel lancé par l’opposition vénézuélienne à cesser le travail. Première raison évidente, et à la différence de commerçants et chefs d’entreprise, ils ne peuvent économiquement se le permettre et ne bénéficient d’aucun appui économique extérieur. La vente quotidienne de piles, de dentifrice, de CD, de jus de fruits, etc. sert à llevar el pan cada dia a la casa (rapporter le pain chaque jour à la maison). Autre raison, ce secteur est majoritairement une des bases d’appui du processus bolivarien. L’arrivée au pouvoir de Chávez, si elle n’a pas radicalement changé leur niveau de vie, leur permet aujourd’hui de pouvoir vendre leurs marchandises sans être victimes, de manière systématique, de persécutions, comme le racket, de la part de forces de l’ordre et de commerçants. Autre progrès significatif dont ils bénéficient : la suppression des frais d’inscription dans l’enseignement donne l’opportunité aujourd’hui aux buhoneros, à leurs enfants d’avoir accès à l’éducation. Et puis, ce secteur, qui n’a jamais été organisé au sein de syndicats, n’échappe pas aujourd’hui à cette vague d’auto-organisation populaire qui traverse aujourd’hui le pays, cette volonté radicale de participer à la vie publique, à la gestion des ressources, un droit élémentaire formalisé par la Constitution bolivarienne de 1999.

Un centrale syndicale sans réelle base sociale

Au mois d’août 2002, à Maracay, état d’Aragua, à la veille d’une manifestation de l’opposition, les dirigeants de FETRARAGUA, fédération syndicale de l’état affiliée à la CTV, organisait dans leurs bureaux une conférence de presse afin d’exprimer leur adhésion à la manifestation en question. Le même jour, à la même heure, dans un autre pièce, plusieurs dizaines de délégués syndicaux de base convoquaient également la presse pour exprimer leur désaccord avec la direction syndicale. Cet événement, bien qu’anecdotique, exprime à lui seul la situation du mouvement syndical et ouvrier aujourd’hui au Venezuela [26].

Sans nier la grande capacité de mobilisation de l’opposition, notamment au sein des cadres de l’entreprise pétrolière nationale PDVSA et des classes moyennes de l’est de Caracas, on peut, à la lumière des événements, estimer que la direction de la CTV est relativement déconnectée de tout type de mouvement de base. Ainsi, sans l’aide de la fédération patronale (FEDECAMERAS), elle n’aurait pu paralyser certains secteurs, et, bien souvent, le peu qu’ils paralysèrent le fut par la voie de l’imposition, de la menace. Par exemple, dans des grands centres commerciaux, une bonne partie des travailleurs étaient à leur poste de travail mais les patrons avaient fermé les magasins. Idem pour les banques où les employés étaient payés pour rester chez eux.

L’attitude de la transnationale Parmalat est exemplaire à ce sujet. Au cours de la troisième semaine de la dite grève générale lancée par l’opposition, certains produits de base comme le lait frais commençaient à manquer. Pour remédier à cela, le gouvernement annonça qu’il allait consacrer une partie de son budget pour importer ces produits. Immédiatement, Parmalat, entreprise contrôlant quasi la totalité de la distribution de lait dans le pays, décida de prendre ses distances avec le lock-out et de distribuer rapidement le produit, réaction due probablement à la crainte de perdre des parts de marché. Ce n’était pas les travailleurs qui empêchaient la distribution.

Autre exemple significatif : celui du groupe vénézuélien Polar contrôlant de manière quasi monopolistique la distribution et production de farine dans le pays. Les directeurs de l’entreprise annoncèrent, lors de la quatrième semaine de lock-out, qu’ils n’étaient pas responsables du manque de farine dans le pays, que la faute en revenait aux travailleurs « en grève ». Directement, en réaction à ces propos, de nombreux travailleurs des entreprises comme Mavesa, Promasa, Chivacoa et Remavenca, appartenant au groupe Polar, organisèrent des assemblées où ils se prononcèrent contre le paro et qu’ils se trouvaient dans l’impossibilité de travailler, les portes des entreprises étant fermées.

Ces faits divers ne sont pas anodins. Ils sont des éléments de décryptage de la situation. Mais les médias n’ont fait écho que bien trop rarement à ce genre d’expériences, se bornant à compiler des dépêches d’agence ou à résumer les communiqués faisant le jeu, consciemment ou non, de la propagande et de la désinformation.

Il est vrai, l’atomisation du mouvement syndical vénézuélien n’aide pas à éclaircir la situation. Prenons l’exemple du secteur des transporteurs. Fin janvier, l’agence Europa Press relayait l’appel de la Fédération vénézuélienne du Transport à arrêter, le 22 janvier, le travail [27]. Cette nouvelle a directement été relayée nationalement et internationalement. Il n’en a pas été de même du communiqué de Venpres, l’agence de presse gouvernementale, relayant la position du Conseil National du Transport, composé de 32 syndicats au niveau national, de n’appuyer en aucun cas ce paro. Propagande et contre-propagande, à ce jeu-là, les relais internationaux de la ’Bloc de la presse’ vénézuélien se sont souvent montrés bien plus efficaces que les services de communication du gouvernement d’Hugo Chávez Frías.

Le cas de PDVSA

Si l’économie vénézuélienne a bien une caractéristique, c’est celle de dépendre du pétrole. On n’aura de cesse de le répéter, l’enjeu pétrolier est clé dans le conflit social vénézuélien. Et c’est justement dans l’entreprise nationale pétrolière elle-même que l’opposition a tenté d’imposer un rapport de force qui lui soit favorable.

Déjà en avril 2002, Petroleos de Venezuela (PDVSA) avait été au centre des journées de « grève nationale » précédant le coup d’Etat en lui-même. Le gouvernement avait voulu changé la direction de l’entreprise, comme tout gouvernement démocratique a l’habitude de nommer les dirigeants des entreprises publiques, mais la nomina mayor de PDVSA avait refusé, au nom de la « méritocratie » et contre la « politisation », de se soumettre aux ordres du gouvernement, déclenchant ainsi un conflit mobilisateur pour l’opposition et servant de toile de fond à un coup d’Etat.

Chávez, de retour au pouvoir, a adopté une attitude conciliatrice et ne s’est pas ré-aventuré à attaquer frontalement la direction d’une entreprise que l’on qualifie souvent d’« Etat dans l’Etat » et qui détient un pouvoir financier supérieur à celui de l’Etat central. Son gouvernement a laissé dans les mains de l’opposition une arme puissante à laquelle elle eut à nouveau recours en décembre 2002 pour tenter de renverser le Président de la République. Elle réussit à paralyser en partie l’entreprise et à faire chuter drastiquement la production mais, au final, c’est la mobilisation populaire et l’intervention de l’armée qui permirent au gouvernement de gagner cette bataille pour le contrôle d’une ressource dont les revenus alimentent la moitié du budget de l’Etat.

Bien que le paro se soit prolongé durant deux mois, ce sont les dix premiers jours qui semblent avoir été cruciaux dans le rapport de force. Plusieurs complots visant à organiser un nouveau golpe auraient été déjoués à l’époque. Le lundi 9 décembre semble avoir été une journée décisive. Pour Luis Bilbao, « D’une part, des centaines de milliers de personnes ont entouré de manière pacifique mais ferme les sièges des chaînes de TV commerciales afin d’exiger qu’elles cessent de mentir, de susciter la violence et d’appeler à un coup d’Etat. D’autre part, les ouvriers du pétrole ont commencé à agir pour neutraliser les agissements de la direction centrale de la PDVSA. Il s’est alors passé quelque chose d’important : au moment où cette direction corrompue a vu qu’elle commençait à perdre du terrain face à la détermination ouvrière, elle a lancé une vague sans précédent d’actions de sabotage : si je ne peux pas contrôler, alors je le paralyse ou le détruit, tel est l’adage qu’elle a commencé à appliquer. » [28] Ces actions de sabotage ont été rendues d’autant plus faciles que PDVSA est une entreprise très informatisée. Les travailleurs et le gouvernement, en militarisant l’entreprise - notamment pour récupérer des tankers pétroliers aux mains de l’opposition-, ont mis du temps pour re-contrôler l’entreprise et ont récupéré maintenant le niveau de production d’avant le lock-out. Pour Felix Roque Rivero, secrétaire général de FEDEPETROL, cette reprise normale de la production « n’a pas été facile, car il y a eu des actes de sabotage, les codes d’accès ont été changés, on a volé des clés, cassé des signalisations et des turbines, trafiqué les systèmes informatiques, endommagé des kilomètres de conduites, notamment de gaz. Mais, à PDVSA, les travailleurs de base sont aussi des techniciens, ce sont eux qui ont toujours été au front, qui savent faire fonctionner les installations. Avec l’aide de retraités, qui ne voulaient pas laisser détruire l’œuvre de leur vie et qui ont remis, à 65, 70 voire 75 ans, leur uniforme, ils ont pu faire redémarrer les installations. En plus de ce travail, ils ont appris à gérer l’entreprise, à remplacer les administrateurs. » [29]

Le syndicat principal du secteur pétrolier FEDEPETROL, membre important de la CTV et que Carlos Ortega a dirigé plusieurs années, n’a jamais appelé à la grève. Avant le coup d’Etat, il y avait eu plusieurs conflits entre le gouvernement et ce syndicat. Mais, du fait du rôle joué par le comité exécutif de la CTV durant les journées d’avril 2002, FEDEPETROL s’est progressivement distanciée des consignes de sa centrale nationale. « L’immense majorité des travailleurs vénézuéliens du pétrole n’a jamais participé à la grève appelée en décembre 2002 par la haute hiérarchie de PDVSA », dit un communiqué de presse [30] conjoint des trois fédérations syndicales actives dans PDVSA, FEDEPETROL, FETRAHIDROCARBUROS et SINUTRAPETROL.
« Il faut être clair : l’appel à la grève a été lancé par FEDECAMERAS et aucune des trois centrales syndicales pétrolières ne l’a soutenu. Ce mouvement n’a jamais eu de contenu social, aucune revendication syndicale n’a jamais été posée. En avril-mai 2002, nous avions exposé des revendications et obtenu satisfaction. Il y a six mois, nous avons signé une nouvelle convention collective comprenant des améliorations, sans même, pour la première fois de l’histoire, avoir besoin de faire grève ! 90% de nos affiliés ont plébiscité le résultat de ces négociations. Dès lors, quand est arrivé le 2 décembre, notre comité directeur a décidé à l’unanimité de ne pas s’associer à cette action purement politique. », affirme Rafael Rosales, président de FEDEPETROL.

C’est la direction et les cadres de PDVSA qui ont été les moteurs de la paralysie de l’entreprise, une avant-garde privilégiée d’un processus de privatisation de l’entreprise en cours depuis plusieurs années déjà.

Début janvier, le quotidien vénézuélien Ultimas Noticias rapportait certaines propositions de la commission Proyecto País de la Coordination Démocratique (CD) pour l’ère post-Chávez [31]. Parmi les mesures envisagées pour « reconstruire le pays », la CD propose un « approfondissement de l’ouverture pétrolière », de « revoir la position du Venezuela au sein de l’OPEP, d’ouvrir des espaces à l’investissement privé dans le secteur énergétique et de privatiser les entreprises électriques ». De telles propositions vont globalement à contre-sens de celles du gouvernement vénézuélien qui, à travers la Constitution bolivarienne et la Loi sur les Hydrocarbures, a réaffirmé fermement que le secteur pétrolier ne serait pas privatisé et qu’il doit profiter réellement au peuple vénézuélien.

Aujourd’hui, au Venezuela, des centaines de forum d’éducation populaire nommés « PDVSA por dentro » ont été organisés pour informer la population du fonctionnement réel de l’entreprise depuis des années, depuis, notamment, sa nationalisation en 1976. Selon le spécialiste Víctor Poleo, « C’est la coexistence de deux Etats sur le même territoire qui a donné lieu cette année à une crise politique ». (…) En 1976, sur cent dollars de revenus pétroliers, 80 étaient reversés au fisc vénézuélien. Après 26 ans de nationalisation, cette relation s’est inversée : sur cent dollars de revenus pétroliers, 20 sont reversés au fisc et 80 sont utilisés par l’entreprise pas uniquement pour ses coûts corporatifs mais pour les transferts de rentes au capital international. Ce qui nous amène à conclure que PDVSA n’a jamais été nationalisée mais a fonctionné comme une enclave du capital pétrolier international.(…) Il n’y aura pas de paix politique au Venezuela tant que PDVSA ne sera pas véritablement et pleinement nationalisée » [32].

L’enjeu semble clair : à quoi doivent servir les revenus pétroliers au Venezuela ? Et cette bataille, le gouvernement bolivarien semble l’avoir en partie gagnée. La reprise de l’entreprise et le licenciement de quelques 17.000 [33] cadres, employés et ouvriers [34] ayant participé au lock-out et au projet déstabilisateur semble signifier une sévère défaite de l’opposition.

Autogestion et cogestion au programme ? !

Le sabotage dont a souffert l’industrie pétrolière vénézuélienne a permis de conscientiser de nombreux travailleurs à l’importance du contrôle de ce secteur pour le pays. L’approfondissement de la dite ’Révolution bolivarienne’ passe par un contrôle total de PDVSA. Mais qui dit contrôle ne dit pas la manière de le pratiquer.

Ainsi, dans le processus de récupération de PDVSA, plusieurs expériences de contrôle ouvrier ont été expérimentées par les travailleurs eux-mêmes, notamment dans les raffineries de El llenadero de Yagüa, Puerto La Cruz et El Palito. Dans cette dernière, des dizaines d’ouvriers ont travaillé jour et nuit pour contrer le sabotage économique. Et c’est aussi la pression des travailleurs qui obligea l’entreprise de transport de combustible Ferrari à ouvrir et à distribuer l’essence.

Des expériences similaires ont eu lieu dans d’autres secteurs d’activités. Au milieu du lock-out, des travailleurs ont pris des entreprises exigeant leur réouverture et un contrôle ouvrier direct sur la production, c’est le cas de Texdala, fabrique de textile de Maracay et de la Central Carora, usine sucrière dans l’Etat de Lara. Les actions des travailleurs eux-mêmes furent décisives durant le paro. A Ananco, le maire et le gouverneur empêchèrent l’envoi de gaz pour approvisionner les entreprise de l’état de Bolivar dans la Guayana. Des milliers de travailleurs des entreprises sidérurgiques organisés entre autres par le syndicat SUTISS (qui était membre de la CTV) se sont rendus en bus à Ananco et appuyés par des travailleurs de PDVSA et des voisins, forcèrent le rétablissement de l’approvisionnement pour le fonctionnement normal des entreprises. Dans plusieurs succursales bancaires, des clients ont obligé les banques à rester ouvertes. Dans le barrio El Manicomio de Caracas, une école fermée sur ordre de l’Alcalde mayor (sorte de gouverneur), Alfredo Peña, a été récupérée par d’anciens élèves, des parents et certains professeurs. Elle est actuellement autogérée.

Ces expériences témoignent de la radicalité d’un processus de transformation sociale et de conscientisation qui dépasse largement le personnage du Comandante Chávez. Elles témoignent d’une lame de fond démocratique au Venezuela, d’une volonté populaire de participer et de gérer son entreprise, son quartier, les ressources municipales, etc. Elles témoignent de la volonté des classes populaires d’être actrice de leur propre développement.

Refondation du mouvement syndical

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est peut-être la ligne politique suivie par la CTV et ses alliances contre-nature dans le conflit vénézuélien qui va permettre et accélérer la naissance d’un nouveau syndicalisme de combat au Venezuela. La situation économique du pays, suite notamment aux nombreuses journées de lock-out patronal et à la conjoncture internationale, est à l’origine aujourd’hui de nombreux licenciements et de fermetures d’entreprises. De nombreux patrons essaient de faire payer la facture à leurs employés, ce qui multiplie les conflits sociaux un peu partout à travers le pays. Des entreprises occupées par les travailleurs et gérées sous contrôle ouvrier aux mobilisations contre des licenciements, les expériences témoignant de la résistance et de la radicalisation d’une bonne partie du mouvement ouvrier vénézuélien ne manquent pas.

Et c’est dans un tel contexte que les choses semblent s’accélérer. Ce 5 avril a été créée officiellement une nouvelle confédération syndicale nationale sous le nom de Unión Nacional de Trabajadores (UNT). La décision de créer cette nouvelle centrale syndicale est le fruit de deux ans de luttes, d’assemblées et de débats au Venezuela, essentiellement entre dirigeants syndicaux de base. L’initiative est surtout impulsée par la Force Bolivarienne des Travailleurs (FBT), un courant politico-syndical national dont une bonne partie des membres appartenaient à la CTV.

Pour la CISL, « depuis sa création en 2000, la FBT a constitué le bras de Chávez pour tenter de contrôler le mouvement syndical vénézuélien et imposer la révolution bolivarienne aux travailleurs » [35]. Des accusations fort simplistes niant l’actuel processus de changement au Venezuela et l’histoire des courants syndicaux de rénovation dans le pays. En effet, la FBT est une expression du mouvement et nullement une tentative du gouvernement de mettre la main sur la classe ouvrière. La CISL semble ignorer de fait l’existence et le développement de l’Intersyndicale dans les années ’80, ou du Frente de defensa de prestaciones sociales (1989-1997). Une telle accusation représente d’une part une forme de mépris pour tous ces dirigeants syndicaux qui luttent pour un vrai syndicalisme depuis des années et, d’autre part, une surestimation du pouvoir du gouvernement central qui ne serait plus en fonction depuis longtemps s’il ne bénéficiait pas d’un soutien populaire massif.

La Force Bolivarienne des Travailleurs rejettent évidemment ce type d’accusations. Elle affirme régulièrement son autonomie et son caractère clairement anti-néolibéral tout en ne cachant pas son engagement actuel dans le processus de changement social. De plus, la FBT n’est pas un courant homogène, elle est composée de différents courants dont Voz de Trabajadores et le Bloc Classiste et Démocratique, des tendances relativement importantes développant un discours de type marxiste révolutionnaire et très critiques par rapport au gouvernement.

Forte de ses nombreux délégués syndicaux de base, la FBT est à l’origine de la création de ce nouvel instrument au service des travailleurs et de la proposition de « constituer une direction transitoire horizontale, collégiale, démocratique, classiste et combative, indépendante des patrons et de ses partis, indépendante du gouvernement et de l’Etat, tant au niveau national que régional ». Selon Ramon Machuco, du syndicat sidérurgique de Guayana et membre de la FBT, un code d’éthique syndical sera impulsé empêchant la « partidisation » du mouvement syndical vénézuélien. Il précise aussi que la révocation des mandats fera partie des statuts de la nouvelle centrale, tout comme dans la Constitution bolivarienne (Venpres, 18-03-02). Le 06 avril 2003, le quotidien Ultimas Noticias annonçait que la UNT naissait avec près d’un million de travailleurs [36], devenant déjà la première centrale syndicale du pays. Comme l’informa, le 1er mai, le coordinateur national de la FTB, José Khan, il y a jusqu’à présent plus de 1.200 syndicats affiliés à l’UNT, et ils estiment arriver pour juin à près de 2 millions d’inscrits (Venpres, 01-05-03).

Une croissance aussi vertigineuse semble clairement indiquer l’engagement d’une grande partie des travailleurs en faveur de la « révolution bolivarienne » et de l’espoir qu’elle représente. La naissance de la UNT permet aujourd’hui d’éclairer la situation du mouvement ouvrier et syndical vénézuélien et vient renforcer de manière organisée les forces populaires favorables au changement. Une impérieuse nécessité face aux tentatives de déstabilisation qui, certainement, ne manqueront pas dans l’avenir.

NOTES :
[1] Alvaro Sanchez, L’agenda politique des partis et les besoins des travailleurs vénézuéliens, février 2003.
[2] Notons que lors de ce renversement du pouvoir, les travailleurs, organisés en syndicats clandestins, ont largement contribué à la déstabilisation du régime, en organisant toute une série de grèves partielles à partir de décembre 1957.
[3] Si l’on fait généralement référence au bipartisme pour qualifier le régime vénézuélien de la quatrième république, il faut malgré tout signaler que le parti Unión Republicana Democratica (fondée en 1945) adhéra aussi au Pacte de Punto Fijo mais ce parti n’accéda jamais au pouvoir et disparut dans les années 80.
[4] Rebelion,« Venezuela : los remezones de una revolución verdadera », Rebelion, 02-01-03.
[5] Cité dans Altamiro Borges, « O golpismo e a máfia sindical da Venezuela », resistir.info.
[6] Propos tenu lors de la conférence « Epreuve de forces au Venezuela », Université Libre de Bruxelles, 16-01-03.
[7] Rebelion,« Venezuela : los remezones de una revolución verdadera », Rebelion, 01-02-03.
[8] Le doublement de tarifs des transports le 27 février 1989, suite aux mesures économiques imposées par le FMI, a servi de détonateur à un soulèvement spontané et anarchique des quartiers populaires de Caracas et d’autres villes. Cet événement connu comme le Caracazo a été réprimé dans le sang par le président social-démocrate Carlos Andrés Pérez, faisant plusieurs milliers de victimes.
[9] CISL, ’Venezuela : Rapport annuel des violations des droits syndicaux 2002’.
[10] Cité dans Alvaro Sanchez, L’agenda politique des partis et les besoins des travailleurs vénézuéliens, février 2003.
[11] Informe del Departamento de Estado sobre los Derechos Humanos en Venezuela, 31-03-2003 (versión PDF).
[12] Cité dans Rolando Díaz, Revolución sin sindicatos, Tal Cùal, 13-08-01.
[13] Selon les camps, l’analyse de ce référendum varie. On peut le considérer comme une victoire pour les « Bolivariens » puisqu’ils l’ont effectivement gagné. Mais le haut taux d’abstention a montré un fort désintérêt de la population pour la question ou même une certaine victoire de la direction de la CTV qui avait appelé au boycott.
[14] Lors de ces élections, plusieurs listes ont été présentées dont :

L’Alianza Autonomia Sindical, liste de la Force Bolivarienne des Travailleurs, courant politico-syndical appuyant le « processus bolivarien » ayant proposé comme candidat Aristóbulo Istúriz, membre de la direction national de Patria Para Todos, parti de la coalition gouvernementale et actuellement ministre de l’éducation.
[15] « Chávez y la Revolución Bolivariana - Conversaciones con Luis Bilbao », Le Monde Diplomatique - Edition Cône Sud, janvier 2002.
[16] Cité dans Rolando Díaz, Revolución sin sindicatos, Tal Cùal, 13-08-01.
[17] La nouvelle constitution vénézuélienne a défini cinq pouvoirs : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, le pouvoir citoyen et le pouvoir électoral représenté par le Conseil National Electoral (CNE) ayant notamment pour fonction d’organiser et d’assurer le bon fonctionnement des élections et des référendums prévus par la Constitution.
[18] Froilan Barrio, dirigeant de la CTV, a été élu sur les bancs chavistes en 1999 à l’Assemblée constituante. C’est lui qui a en grande partie travaillé sur la question syndicale dans la nouvelle Constitution et favorisé l’intervention du CNE dans les élections syndicales. Il a depuis rejoint le camp de l’opposition.
[19] La Convention 87 de l’OIT affirme que les élections syndicales doivent être supervisées par des membres de syndicat ou d’organisation non gouvernementale. Dans ce cas-ci, le gouvernement vénézuélien est en en infraction.
[20] Une fois de plus, l’analyse de ces élections dépend des camps en présence. Pour la CISL, « Néanmoins, les moyens n’ont pas été à la hauteur des ambitions et malgré la présence de plusieurs observateurs, de nombreuses irrégularités ont pu être constatées dans les deux camps : plusieurs urnes ont disparu, des bulletins ont été brûlés ou encore du matériel pour voter a été délivré en retard. Par exemple, le Syndicat des travailleurs de la Mairie de Caracas a vu toutes ses urnes saccagées par des travailleurs, agissant sous les ordres directs du maire, Freddy Bernal, un membre du parti au pouvoir, le Mouvement de la cinquième République (MVR). Les élections ont dû être suspendues dans plusieurs États dont l’État de Bolivar et de Zulia, deux États où une importante masse de travailleurs est syndiquée. Une fois les élections réalisées dans ce dernier État, un mois après, la commission électorale de la CTV a proclamé vainqueur Carlos Ortega, ancien dirigeant de la Fédération des travailleurs du pétrole (FEDEPETROL) et candidat du Front Unitaire des travailleurs (FUT), avec 57% des suffrages. Bien que tous les secteurs aient reconnu la victoire de Carlos Ortega, le gouvernement s’est obstiné à ne pas vouloir reconnaître la nouvelle direction, la menaçant d’aller devant la cour suprême de justice, et a sommé le CNE à déclarer illégale les élections syndicales. Néanmoins, le CNE ne s’était toujours pas prononcé à la fin de l’année 2001. La décision de la CNE s’avérerait, quoiqu’il arrive, illégale étant donné que selon la Convention 87 de l’OIT, les élections syndicales sont supervisées par les membres des syndicats et aucune instance gouvernementale ne peut intervenir dans ce processus ». CISL, ’Venezuela : Rapport annuel des violations des droits syndicaux 2002’.
[21] CISL, « Internationally-recognised core labour standards in Venezuela - a report fo the WTO General Council review of trade policies of Venezuela », Geneva, 27 & 29-11-02.
[22] Christopher Marquis, U.S. Bankrolling Is Under Scrutiny for Ties to Chávez Ouster, New-York Times, 25-04-02.
[23] A consulter :

André Maltais, « Financement discret des putschistes vénézuéliens - Syndicalisme et démocratie au service de la CIA », L’aut’Journal, février 2003.

David Corn, « Our Gang in Venezuela ? », The Nation, 18 juillet 2002.
[24] Luis Bilbao, Epreuve de force au Venezuela, Le Monde diplomatique, Edition Cône sud, 16-12-02.
[25] David Coleman, « Fetraelec withdraws affiliation from corruption-laden CTV in fresh alignment of democratic Venezuelan trade unions », 04-04-03, Vheadline.com.
[26] L’auteur de cet article était présent à ces conférences de presse.
[27] Europa Press, La Federación venezolana de Transporte convoca para este miércoles a un paro nacional de transporte, 21-01-03.
[28] Luis Bilbao, Epreuve de force au Venezuela, Le Monde diplomatique, Edition Cône sud, 16-12-02.
[29] Cité dans Benito Pérez, Les travailleurs vénézuéliens disent « leur vérité », Le Courrier, Genève, 08 avril 2003.
[30] Cité dans Benito Pérez, Les travailleurs vénézuéliens disent « leur vérité », Le Courrier, Genève, 08 avril 2003.
[31] Carolina Hidalgo, Proponen participación privada en Pdvsa - Oposición presentó agenda de planes post-Chávez, Ultimas Noticias, 06-01-03.
[32] Propos tenus par Víctor Poleo dans le film « PDVSA y el golpe ».
[33] Venamcham, « PDVSA labor purge : another 828 employees sacked », 03-04-03, Vheadline.com.
[34] Parmi les plus de 17.000 licenciés de PDVSA, on retrouve essentiellement les haut cadres et les employés des secteurs ’administratifs’ de l’entreprise. Ont aussi été licenciés en fonction de la loi quelques 2.500 ouvriers qui ne se sont pas rendus à leur travail durant le lock-out de décembre 2002 et janvier 2003. Un commission de révision des licenciements a été créée. FEDEPETROL est actuellement en négociation avec la direction de l’entreprise.
[35] CISL, « Venezuela : Rapport annuel des violations des droits syndicaux (2002) »
[36] Caroline Hidalgo, « UNT se funda con cerca de 1 millón de trabajadores », Ultimas Noticias, 06 avril 2003.

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