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NOUS NOUS DÉFINISSONS COMME ESCLAVES DES ESCLAVES (1970)

par le Front de libération des femmes du Québec

lundi 21 avril 2008

Tiré du site cybersolidaires.org

NOUS NOUS DÉFINISSONS COMME ESCLAVES DES ESCLAVES (1970)
par le Front de libération des femmes du Québec

Ce texte est écrit à l’été 1970 par deux militantes du Front de libération des femmes du Québec (Nicole Thérien et Louise Toupin). Il constitue le tout premier texte distribué un peu plus largement par ce groupe initiateur du nouveau féminisme québécois (1969-1971). Destiné aux nouvelles recrues et aussi aux médias qui en auront fait la demande, il décrit les priorités du groupe, ainsi que les principes d’autonomie qui l’animent. L’un de ses slogans est "Pas de libération des femmes sans libération du Québec ! Pas de libération du Québec sans libération des femmes !". Un autre, "Québécoises deboutte !", deviendra le titre du journal du Front de libération des femmes (premier numéro paru à l’automne 1971).

À l’automne 69, des militantes anglophones nous ont approchées pour discuter des mouvements de libération des femmes. Nous avons décidé de nous réunir - nous étions une dizaine - mais appartenir à un mouvement composé exclusivement de femmes ne nous est pas apparu, à ce moment-là, comme un besoin. La plupart des femmes présentes militaient déjà dans des mouvements politiques dirigés par des hommes. Elles ne voyaient pas pourquoi elles diviseraient en mouvements distincts les hommes et les femmes alors qu’il était déjà tellement difficile de s’unir pour mener la lutte de libération du peuple québécois.

Après de nombreuses discussions, plusieurs devinrent conscientes que même dans ces mouvements - qui se définissaient comme des mouvements de gauche - elles étaient aussi exploitées puisque, encore une fois, elles ne participaient pas aux décisions importantes des mouvements. Bien au contraire, on les confinait à des tâches dites féminines (tapeuses de listes, colleuses de timbres, faiseuses de pancartes, téléphonistes). Là encore, les hommes définissaient tout le travail d’orientation.

Après quelques réunions, certaines femmes continuèrent à défendre la première hypothèse et choisirent les mouvements mixtes, tout en n’excluant pas nécessairement le mouvement des femmes ; d’autres se fixèrent comme priorité la libération des femmes.

À la fin de novembre, l’administration Drapeau-Saulnier imposa son règlement anti-manifestation. À l’époque, aucun mouvement politique mixte ne pouvait rassembler suffisamment de gens pour contrecarrer cette loi fasciste. Tous savaient que s’ils descendaient dans la rue, ils se feraient matraquer. En effet, l’armée venait de quitter Montréal et la population était terrifiée par le régime autoritaire qui régnait sur la métropole.

Quelques Québécoises, pour la plupart travaillant dans des syndicats, choisirent ce moment pour essayer de rassembler d’autres femmes, conscientes de s’appuyer sur un vieux préjugé qui veut que les hommes, dont la police, protègent les femmes, nous savions que le pouvoir en place serait désarmé. De plus, nous voulions démystifier le symbole de la femme passive et douce qui s’assujettit à toutes les décisions. Notre manifestation remettait en question notre rôle dans la vie politique tout en dénonçant l’administration Drapeau-Saulnier. Nous n’étions plus la majorité silencieuse. Cette action ne touchait pas uniquement les femmes mais toute la société québécoise.

Pour cette manifestation, nous avions rassemblé deux cents femmes en quarante-huit heures. Cette expérience prouvait, malgré toutes les théories masculines qui veulent démontrer le contraire, que les femmes sont aussi prêtes à s’engager que les hommes. Cent soixante-cinq manifestantes furent emprisonnées.

À la suite de cette action, les discussions continuèrent et, une fois de plus, les manifestantes se divisèrent en deux groupes :
 les mouvements mixtes
 les mouvements féministes.

Le Front de libération des femmes du Québec était né. En mai 70, nous avons manifesté au Parc Lafontaine pour "l’avortement libre et gratuit".

Notre mouvement s’inscrit dans la lutte de libération du peuple québécois. Nous appartenons à une société de classes (exploiteurs-exploités). Nous nous définissons comme "esclaves des esclaves". Nous considérons que les femmes ne pourront se libérer qu’à l’intérieur d’un processus de libération globale de toute la société. Cette libération ne sera possible qu’avec la participation entière et à tous les niveaux des femmes qui composent la moitié de la population québécoise.

Depuis mars 70, nous avons des réunions hebdomadaires. Nous travaillons actuellement en cellules :
 journal
 avortement
 garderies
 recrutement.

Nos priorités sont :

combattre l’oppression des femmes dans la société

l’information sur la contraception et l’avortement libre et gratuit pour les femmes qui ne désirent pas d’enfants (cela s’inscrit dans une politique plus globale qui est le contrôle des hôpitaux et le droit aux soins médicaux gratuits pour tous)

salaire égal-travail égal, travail égal-salaire égal (1- cela suppose aussi un changement total des structures actuelles puisque beaucoup d’emplois ne sont pas accessibles aux femmes ; 2- nous savons, bien sûr, que la majorité des travailleurs québécois sont exploités, puisque dans le système capitaliste, nous n’avons pas le contrôle des moyens de production ; cependant, à l’intérieur même de ce système d’exploitation, les femmes sont encore plus défavorisées que les hommes)

un salaire pour les femmes qui désirent travailler à la maison

des garderies d’État (ouvertes 24 heures par jour-7 jours par semaine) pour libérer les femmes de leurs tâches de gardiennes et de ménagères

éducation gratuite à tous les niveaux et fin de la discrimination (changer un système d’éducation qui dirige les femmes et les hommes vers des métiers différents)

combattre l’exploitation sexuelle véhiculée par la mode et la publicité

redéfinir la cellule familiale, base traditionnelle de notre société où la femme devient la servante du mari et des enfants, et l’homme, le chef de famille (système de propriété privée).
[...]

Il est bien entendu que nous ne comptons pas nous en tenir là. Ce n’est qu’un début. D’autres projets naîtront au contact des autres femmes qui sont décidées à faire cesser l’exploitation dont nous avons toujours été l’objet. Car c’est avec toutes les Québécoises que nous voulons agir, en prenant conscience que les problèmes personnels sont presque toujours des problèmes collectifs.

Nous aurions pu choisir d’autres moyens d’action ; par exemple, envoyer des lettres aux ministres, faire pression auprès du gouvernement pour obtenir dans les faits l’égalité de l’homme et de la femme, etc. Mais nous refusons d’utiliser ces moyens. Nous pensons qu’il faut s’unir pour amorcer un changement radical de notre condition plutôt que de réclamer des miettes au gouvernement. Nous croyons qu’il appartient aux femmes de décider de leurs conditions d’existence, de leur corps, de leur vie. Jamais les femmes n’ont eu leur mot à dire dans les décisions qui les concernaient. On les a toujours mises à l’écart de tout et on leur a donné une éducation qui les empêchait de devenir des êtres humains à part entière.

Le monde ne doit plus continuer sans nous. Il nous faut apprendre à être autre chose que des reproductrices, des balayeuses et des objets sexuels. Notre destin nous appartient et c’est à nous seules que revient le droit de décider de ce qui nous concerne.

Cependant nous nous rendons bien compte que la société telle qu’elle existe ne peut accepter ces changements sans accepter de se détruire elle-même, car cette société est fondée, entre autres choses, sur l’oppression des femmes tout comme elle est fondée sur le fait que les gros doivent écraser les petits. C’est son principe de survie. Nous savons que toutes les femmes ne pourront arriver à une libération totale au milieu d’un tel état de choses tout comme nous ne croyons pas que n’importe quel Canadien français puisse devenir riche et puissant dans l’état actuel de la société québécoise.

Nous sommes conscientes du fait que les actions que le Front de libération des femmes entreprend actuellement sont tout à fait acceptables pour le gouvernement. En effet les femmes pourront, dans un avenir rapproché, faire garder leurs enfants gratuitement ou se faire avorter quand elles le désireront. Ces réformes amélioreront la condition des femmes mais elles ne créeront jamais une libération totale. Il faudrait pour y arriver des changements beaucoup plus profonds et d’une tout autre nature. Nous croyons cependant que les actions que nous entreprenons actuellement constituent un pas vers une libération partielle des femmes et surtout un moyen d’apprendre à travailler ensemble.

Le Front de libération des femmes ne sera pas, nous le sentons bien, la force qui changera la société québécoise de fond en comble. Idéalement oui, mais concrètement non. Il y a tant à faire que ce serait se leurrer que d’espérer pour très bientôt la libération totale. Le but que se fixe le Front, dans la phase actuelle des choses, c’est de créer une solidarité entre toutes les Québécoises, solidarité qui nous permettra d’élaborer ensemble ce que devra être notre libération.

[Source : Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises deboutte !, tome 1, Montréal, Remue-ménage, 1982, p. 65-67.]

REPÈRES :
1969 : Manifestation pour le droit de manifester à Montréal
1970 : Manifestation de femmes favorables à l’avortement à la Chambre des communes - Application de la Loi des mesures de guerre par la Chambre des communes
1971 : Geste d’éclat posé par le Front de libération des femmes au procès de Paul Rose
1971 : Adoption d’une loi permettant aux femmes de siéger comme jurés
1972 : Fondation du Centre des femmes de Montréal
2000 : Il y a trente ans... la crise d’octobre

Document relié :
Le mouvement des femmes au Québec, Denise Dorval, Irène Durant-Foupart, Serge Lacroix, Martine Lanctôt, France Leboeuf, Danielle Lemay, Louise Maillette, Hedi Mizouni et Pauline Lacroix-Lecompte, revue Politique aujourd’hui, no 7-8, 1978