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Non au procès du féminisme !

lundi 18 juillet 2011, par Clémentine Autain et Audrey Pulvar

Nous avons dit et redit ne pas savoir ce qu’il s’est réellement passé dans la chambre 2806 à New York, puis le début de l’« affaire ». Nous nous sommes engagées dans le procès du viol et de la tolérance sociale qui l’entoure, et certainement pas dans celui d’un homme, Dominique Strauss-Kahn. Aujourd’hui, nous ne savons toujours pas ce qu’il s’est passé, et nous avons été très étonnées des manifestations de soulagement et de soutien sans nuances exprimées dans la journée de vendredi 1er juillet, avant même la tenue de l’audience.

Dans ce type de crimes et délits, c’est souvent parole contre parole : la preuve du non-consentement est très difficile à établir. C’est l’une des raisons pour lesquelles la majorité des femmes victimes de viol ne portent pas plainte. En France, seule une sur dix ose franchir la porte du commissariat. Libérer leur parole est un enjeu vital pour l’émancipation des femmes.

Les dernières révélations sur les mensonges de Nafissatou Diallo jettent un trouble. Il existe infiniment plus de violeurs qui dorment tranquilles que de femmes déposant plainte pour un viol qu’elles n’ont pas subi. Mais un cas n’est pas soluble dans des statistiques : le doute est donc légitime. Rappelons tout de même qu’une personne peut avoir menti dans sa vie, avoir pratiqué une prostitution occasionnelle, et dire vrai quand elle raconte un viol. Attendons la suite et gardons la tête froide, ce d’autant que les éléments du dossier nous arrivent au compte-gouttes sans que nous sachions toujours bien faire la part entre des faits établis et des rumeurs.

Et si Dominique Strauss-Kahn est innocent, tant mieux. S’il est blanchi en raison du manque de crédit accordé à la parole de la plaignante par la justice, souhaitons un récit honnête du leader politique sur ce qu’il s’est réellement passé. Quoi qu’il en soit, rien n’aura pu justifier à nos yeux l’imposition des images de DSK le visage défait et les menottes aux mains, condamnant mondialement un homme avant l’issue de son procès. La justice est incompatible avec le spectacle et la mise au pilori.

Ce dont nous devons débattre, ce n’est pas le déroulé des faits dans la suite du Sofitel. C’est la réception de l’événement qui importe, parce qu’elle façonne nos imaginaires et forge nos représentations du monde. Dans un premier temps, l’effet de balancier fut défavorable aux femmes. La plaignante fut invisible, sa parole niée. Notre pensée pour la femme de chambre n’allait pas tant à Nafissatou Diallo qu’à toutes ces femmes qui subissent, dans un silence assourdissant, des violences sexistes.

Ne pas considérer son récit, sa personne, c’était envoyer un message d’un mépris inouï à toutes les femmes violées. C’était leur dire en substance : "Vous n’existez pas, vous ne comptez pas." Le patron du FMI pouvait s’appuyer, lui, sur ses amis pour exprimer sur toutes les ondes en boucle une "pensée pour l’homme". La solidarité de caste et de genre a primé sur la défense des subalternes.

Les propos machistes qui ont accompagné l’affaire dans les premières quarante-huit heures furent intolérables, et le resteront quel que soit le verdict pour DSK. "Il n’y a pas mort d’homme" et "troussage de domestique" ont constitué la face émergée de l’iceberg. Des commentateurs ont expliqué qu’il ne pouvait pas l’avoir violée parce qu’elle était trop laide. A maints égards, la confusion a régné… On a tout mélangé : vie privée et faits pénalement condamnables, libertinage et crime sexuel, comme si être un dragueur ou pratiquer l’échangisme prédisposait au viol, cette "affaire de mœurs". Condamner les violences sexistes n’implique aucun retour à l’ordre moral.

Les féministes ont réussi à modifier les termes du débat, à soulever la chape de plomb qui entoure les violences sexuelles et la domination masculine dans les milieux de pouvoir. Que ces sujets deviennent publics et politiques bouscule nos habitudes. Car, en dépit de lois adoptées depuis les années 1980 pour interdire ces comportements, le tabou reste la norme.

Une femme peut raconter lors d’un dîner entre amis qu’elle a été cambriolée, victime d’un attentat ou qu’elle a perdu un proche. Ce sont des traumatismes dont le récit semble légitime. Avec le viol, silence radio. La hausse de près de 30 % des appels au numéro gratuit SOS Viol femmes informations (0800-05-95-95) dans les jours qui ont suivi l’"affaire DSK" ou les récits apparus dans nos conversations en famille, entre amis ou au bureau montrent qu’une parole s’est libérée. Un processus s’est enclenché : nous avons découvert l’ampleur et la banalité de ces crimes et délits.

Ces derniers jours, force est de constater un nouvel effet de balancier : l’hypothèse d’un non-lieu pour DSK se traduit par un élan de compassion pour l’homme et une deuxième disparition de la plaignante. Et le procès s’avance déjà contre les féministes qui ont permis de délier les langues… On croit rêver ! Est-ce un point négatif que des femmes prennent la parole pour dénoncer les violences sexistes et combattre la domination masculine ? Est-ce notre faute si aucune autre occasion ne nous a été donnée d’imposer le viol au centre du débat public ? Et si DSK n’est pas coupable, faudrait-il refermer le couvercle sur le mode "circulez, il n’y a rien à voir" ?

Rappelons qu’en France environ 75 000 viols sont perpétrés chaque année. Que les victimes vivent généralement dans la honte et tentent de survivre après cet acte de domination d’un sexe sur l’autre. Le viol est une négation du désir de l’autre. Il détruit la personne humaine. Quant au machisme, il fait des dégâts partout, à la maison comme dans les entreprises. Or, si les femmes peuvent aujourd’hui porter un pantalon, voter ou prendre la pilule, c’est grâce aux mouvements féminins et féministes insoumis à l’ordre dominant. Demain, si les femmes ont une chance de pouvoir se promener à 3 heures du matin dans la rue en minijupe si ça leur chante sans prendre le risque d’être violée, c’est parce que des mouvements, des individus auront porté le fer contre un tabou.

Cette histoire passionne les Français car elle est au croisement de la politique et de l’intime, elle interroge notre rapport à la sexualité et au pouvoir. L’effet miroir a fonctionné. Oui, des hommes puissants utilisent leur position de domination pour obtenir des relations sexuelles non consenties. Les fantasmes des hommes mais aussi ceux des femmes, les normes en matière de sexualité sont profondément imprégnés des modèles sexistes ancestraux. Nous peinons à faire une différence entre la drague et le harcèlement : ce n’est pas un hasard... Notre conception du désir, du pouvoir et du sexe est à déconstruire et à réinventer à la faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes. N’enterrons pas le débat, tant il faut résolument l’engager.

S’il était prouvé que Nafissatou Diallo avait menti, ce serait un camouflet pour la justice, une délivrance pour DSK et ses proches après une terrible épreuve, ainsi qu’un coup très dur porté aux femmes victimes de viol. Il faudrait alors qu’une majorité de voix s’élève pour ne pas abandonner le combat contre le sexisme et le viol. Nous assisterions à un véritable "backlash", pour reprendre le titre du célèbre best-seller féministe de Susan Faludi, si la parole des femmes violées devenait plus suspecte encore qu’avant l’"affaire". Nous ne voulons pas y croire.


Clémentine Autain, codirectrice du mensuel "Regards" et Audrey Pulvar, journaliste

Article paru dans Le Monde, édition du 05.07.11