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Réflexions stratégiques face à la dictature du capital

dimanche 28 décembre 2014, par Hendrik Davi

Nous constatons un redéploiement assez important de la pensée marxiste avec la publication (ou republication) de nombreux ouvrages tant synthétiques sur le marxisme (Keucheyan 2010, Durand 2009, Johsua 2012) que spécifiques sur l’écologie (Keucheyan 2014), l’Europe (Durand 2013), l’état (Poulantzas) ou la crise économique (Johsua 2009 ; Piketty 2013). Néanmoins rares sont les ouvrages ou articles qui traitent de front, les questions stratégiques. J’entends par « stratégique », les problèmes relatifs à la lutte contre la domination des classes dominantes. Cette lutte se décompose schématiquement en trois volets : une lutte économique pour la répartition de la plus value entre le capital et travail, une lutte pour l’hégémonie idéologique, une lutte politique pour la prise de position au sein de l’état et de ses superstructures. Ces trois dimensions sont évidemment indissociables, mais elles dessinent trois facettes de la gauche (gauche syndicale, gauche culturelle, gauche politique) dont il est nécessaire de rediscuter au moment ou en France et en Europe la polarisation gauche – droite est mise en débat.

Remettre le débat stratégique au centre des questions théoriques est crucial, car la crise du capitalisme ouvre un espace aux révolutionnaires, qui n’ont pas renoncé à un dépassement du capitalisme comme aux différentes formes de néofascisme. Or ces derniers sont favorisés par les échecs de la gauche de transformation sociale (dictature de l’Est, renoncement de la social-démocratie face au capital) et le progrès des idées de droites et d’extrême droite dans l’idéologie dominante. Il est donc urgent de remettre la question stratégique au cœur de nos débats. Ce problème aussi vieux que le marxisme constitue une tâche immense, l’idée de cet article est juste d’ouvrir le débat et de poser quelques jalons.

Cet article se décompose en cinq parties : Je vais d’abord en préambule réaffirmer ce qui peut être notre horizon d’émancipation socialiste, démocratique et écologiste, car c’est horizon qui doit structurer notre édifice stratégique. Ensuite, je planterais quelques éléments de décors sur la crise actuelle du capitalisme avant de traiter de la réorganisation de la lutte des classes en cours et ensuite d’analyser les composantes culturelles et politiques de la lutte des classes.

Réaffirmer un horizon d’émancipation socialiste, démocratique et écologiste

La crise financière de 2008, les crises politiques à répétition, la crise écologique et la crise sociale réactualisent la nécessité de penser des alternatives au système capitaliste. Notre horizon doit être l’émancipation humaine et la préservation de la planète, il est donc social et écologiste. L’émancipation humaine peut être envisagée sur tous ces aspects : la résorption des inégalités sociales, la lutte contre tous les racismes, le sexisme et l’homophobie, le droit au logement, au travail et le respect les libertés individuelles. L’hypothèse socialiste, féministe et antiraciste tire sa force du fait qu’anthropologiquement l’Homme est une espèce avant tout sociale, qui ne peut s’émanciper et s’épanouir dans une compétition de tous contre tous. L’hypothèse écologiste est sous-tendue par le fait que l’espèce humaine ne peut survivre dans un environnement durablement dégradé.

Evidemment, cette émancipation humaine ne doit pas se faire ni au détriment d’autres peuples ni au détriment de la santé de la planète. Nous devrons promouvoir une économie de la sobriété et de l’innovation plutôt qu’une économie de la production et de la surconsommation. Des compromis seront donc nécessaires entre différents choix possibles. La seule façon de trouver les compromis les plus justes est de faire avancer l’exigence démocratique au sein de la cité, mais aussi au sein de l’entreprise.

La nécessité du dépassement du capitalisme se fonde sur l’idée simple que l’économie doit servir cette émancipation. Or dans le système capitaliste, la marche du monde est essentiellement réglée par la maximisation du taux de profit des capitalistes. Cette valorisation du capital ne sert qu’une infime minorité de la population. Elle a eu des conséquences comme l’innovation technologique et la hausse de la productivité, qui ont pu apparaître bénéfiques à l’humanité, quand la lutte des classes était plus favorable au prolétariat. Mais le constat fait par Jack London dans le Talon de fer demeure toujours vrai : le capitalisme a démontré son échec à organiser rationnellement l’économie pour faire progresser l’émancipation.

Le dépassement du capitalisme passe surtout par le contrôle des citoyens sur les processus de production au sein de l’entreprise (ce qu’il faut produire et où le produire) et des choix politiques au sein de la Cité (aménagement du territoire, services publics). Une plus grande socialisation de la production n’est pas incompatible avec l’organisation actuelle de la production, car le capitalisme produit lui même de la socialisation : socialisation des processus comme des investissements. Le contrôle démocratique des choix des citoyens est loin d’être utopique, car des gisements de communismes existent déjà au sein des services publics, dans le système de sécurité sociale, ou dans les coopératives.

Le principal verrou n’est pas l’existence d’un marché ou d’une monnaie, qu’il est probablement chimérique de vouloir supprimer, mais bien le fait que le capital requis pour investir est détenu par des agents économiques privés. Avancer vers l’horizon socialiste et écologiste requiert que nous montrions que des systèmes alternatifs au capitalisme sont possibles, mais surtout que nous ayons les moyens de le démontrer en socialisant une partie de ce capital privé. C’est là que la lutte des classes intervient ! C’est là aussi que le problème stratégique se pose. Car évidemment les détenteurs de ce capital contrôlent aussi en partie l’appareil d’état (sa partie coercitive, mais aussi éducative) et sont aussi possesseurs des médias de masse et influencent la majorité des partis politiques. Le problème stratégique peut se résumer ainsi : comment enlève-t-on du pouvoir aux détenteurs du capital ou en tout cas à ceux qui représentent leurs intérêts au sein de l’appareil d’état ?

Eléments de décors

Les différentes facettes de la crise du capitalisme (économique, écologique, démocratique, néo-impérialisme) ont largement été débattues. Je ne vais ici seulement dégager quelques points de débats.

Commençons par la crise contemporaine du capitalisme. Le mot même de « crise » est trompeur, car le capitalisme fait face à des problèmes structuraux depuis le début des années 70. Les crises successives ne sont que les indicateurs des échecs des politiques successives, qui visaient à surmonter ces contradictions. Rappelons rapidement les trois grandes contradictions auquel l’accumulation du capital fait face : (i) la baisse tendancielle du taux de profit (ii) la suraccumulation du capital (iii) l’absence de réalisation de la plus-value du fait d’une sous-consommation. Les auteurs marxistes ne sont pas tous d’accord sur une analyse des causes ultimes des crises contemporaines. Je n’ai pas les connaissances pour trancher ce débat, si tant est qu’il puisse être aisément tranché. Je vais seulement clarifier quelques points conceptuels.

D’abord, la baisse tendancielle peut être interprétée de deux façons : une vision purement économique qui consiste à penser que le taux de profit doit baisser sur une longue période ou une vision philosophique qui voit dans cette tendance une contradiction, qui peut être momentanément surmontée qu’au prix de l’émergence d’autres contradictions. Je penche pour la seconde interprétation. La remontée des taux de profits avec la libéralisation des années 80 n’est pas une preuve que cette contradiction ne pèse pas. Au contraire, elle démontre selon moi que la libéralisation des années Tatcher et Reagan qui ont atteint l’Allemagne et la France plus progressivement, ne répondait pas à une idéologie hors-sol d’économistes néolibéraux inconséquents, mais bien à une nécessité entendue pour la classe dominante de restaurer ses profits. La conception que l’on a des causes de cette libéralisation a évidemment des conséquences sur la possibilité ou non d’un capitalisme à visage humain. Soit la libéralisation des années 80 n’était pas absolument nécessaire à la survie du capitalisme et on peut envisager le retour d’un capitalisme des 30 glorieuses avec un rapport plus favorable au travail (hypothèse néo-réformiste), soit on pense qu’un capitalisme à visage humain n’est pas durablement possible pour le capitalisme lui même (hypothèse néo-révolutionnaire).

Dans l’analyse des poids respectifs des différents processus, il faut aussi éviter l’écueil d’une analyse trop macroéconomique. Par exemple, à mon sens la hausse du taux d’épargne moyen ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème de sous-consommation d’une partie de la population. Les moyennes sont souvent trompeuses.

Venons-en à la crise actuelle. La chaîne des évènements semble être la suivante : on a augmenté le taux d’exploitation des salariés en comprimant les salaires, en détruisant du capital fixe (fermeture d’usine), en délocalisant et en innovant. Ce processus produit une série de problèmes : sous-consommation d’une partie de la population, suraccumulation du capital ne pouvant alors plus tout réinvestir dans l’économie réelle et modification des rapports de productions entre grands ensembles (émergence de la Chine, de l’Inde et du Brésil, centralité de la production pétrolifère au Moyen-Orient). La suraccumulation du capital a débouché sur les bulles financières à répétition dont la dernière a éclaté en 2008. Le capital se survalorise par rapport à l’économie réelle. Or seul le travail produit de la plus-value. S’il n’y a pas passage par la production, l’argent accumulé est fictif ce qui conduit à un éclatement de la bulle. Normalement, une grande partie de l’argent des capitalistes aurait dû s’évaporer, mais ils ont réussi à faire payer en partie les états ; ce qui débouche sur une crise de la dette.

Quelles sont les conclusions à tirer de cette courte analyse économique ? D’abord, la crise économique est structurelle et les répits seront toujours de plus courtes durées. La résolution même partielle de ces contradictions passe par plus d’exploitation (antinomique d’une exigence d’émancipation) et plus de consommation (antinomique d’une exigence écologique). Une résolution plus durable serait une destruction drastique du capital par une guerre mondiale (version pessimiste) ou l’apparition d’innovations technologiques majeures (version optimiste). En effet, le taux de profit est maximal a priori pour les nouveaux champs d’exploitation. C’est pour cette raison qu’il existe une pression énorme pour mettre la science au service des multinationales. Ces tendances actuelles et futures ont des conséquences concrètes sur la réorganisation objective et subjective du prolétariat (ceux qui ne vivent que de la vente de leur force de travail). Nous y reviendrons. Pour autant, une crise ultime du capital à l’échelle mondiale ne va pas de soi. Le système a montré qu’il disposait de ressources politiques pour repousser ses limites. Nombreux sont ceux qui ont cru trop vite que la crise de la dette se traduirait par une explosion de l’Union européenne, qui finalement tarde bien à advenir. Il nous faut donc toujours être prudents quant aux évolutions possibles du capitalisme y compris en ce qui concerne ses capacités redistributives sur de courtes périodes ou dans des endroits spécifiques (e.g Chine).

Réorganisation de la lutte des classes

La lutte des classes comporte deux dimensions, l’une objective, l’autre que je qualifierais de subjective. Je redéfinirais le caractère objectif comme suit : il existe des intérêts contradictoires, entre d’un côté l’ensemble des citoyens, qui vive de leur force de travail manuel ou intellectuel et de l’autre côté ceux qui vivent de l’accumulation passée de leur capital (i.e. les rentiers)[1]. Les politiques économiques au moins celles de l’UE ne visent qu’à défendre les rentiers, qui sont aussi les détenteurs des dettes des états. La transformation du capitalisme concurrentiel en capitalisme monopolistique (Poulantzas en fait une description assez juste) a eu deux conséquences : le capital devient de plus en plus social (au sens où il est partagé par une classe de capitalistes) et il y a une imbrication entre le capital financier et industriel. Ces réorganisations du capital ne sont pas récentes, mais elles s’accentuent avec la libéralisation toujours plus grande du marché mondial.

Ceci a un certain nombre de conséquences possibles sur la façon dont les plus riches s’organisent en tant que classe à l’échelle mondiale et sur l’impérialisme. L’intrication des capitaux produit une solidarité objective des capitalistes entre eux. Les groupes se livrent toujours à une concurrence féroce en tout cas dans les secteurs non monopolistiques, mais derrière les groupes en concurrence, il y a parfois les mêmes actionnaires. La conscience de classe des dominants en ressort renforcée. Mais il est aussi possible que cela ait des conséquences sur les possibles contradictions interimpérialistes. Les grands groupes ont encore besoin très fortement des états pour s’arroger des parts de marché ou des ressources naturelles dans les pays dominés. Un impérialisme néocolonial continue de jouer au Moyen-Orient (rôle d’Israël, guerre en Irak, guerre en Syrie, pression sur l’Iran) ou en Afrique (intervention au Mali ou en Libye...). Mais par contre, la classe capitaliste devient de plus en plus homogène du fait de l’intrication du capital, ce qui fait que les grandes tensions interimpérialistes devraient être limitées[2].

Cela a aussi pour conséquence que la classe dominante n’a pas intérêt à un retour sur des espaces nationaux, c’est pourquoi elle est tant attachée à l’Europe et aux accords de libre-échange. Dans ce cadre-là, l’usage de la rhétorique nationaliste semble se développer à contretemps. Elle est de nature différente de celle faite dans les années 20 ou 30, puisqu’elle ne correspond pas à un intérêt objectif pour les classes dominantes. Ce n’est pas le cas de la rhétorique anti-immigrée : outre que c’est un bouc émissaire toujours utile face à la dégradation des conditions de vie des classes moyennes, cela permet d’avoir une sous-classe de salariés plus facilement exploitables économiquement. Ces processus ont donc potentiellement des conséquences contradictoires en ce qui concerne les liens entre classes dominantes et partis néofascistes. Le FN encore plus qu’Hitler et Mussolini n’est pas le premier choix des classes dominantes, par contre elles peuvent faire in fine le choix du fascisme, si ceux qui sont près à s’attaquer à elles s’approchent trop du pourvoir.

Cette classe dominante est encore plus cohérente qu’avant, mais elle dispose aussi d’une base objective plus petite en taille. En effet, une partie des classes intermédiaires, comme les fonctionnaires, mais aussi les médecins, juges, ou petits entrepreneurs sont percutés par les logiques ultralibérales. La base sociale de la droite traditionnelle comme celle de la gauche réformiste s’amenuise donc. Cette tension entre la classe dominante et son ancienne base sociale produit structurellement une instabilité politique dans les pays de tradition démocratiques. On peut entrevoir plusieurs solutions pour les classes dominantes pour maintenir malgré tout son hégémonie. Toutes ces solutions passent des attaques frontales contre la démocratie : promouvoir des dirigeants populistes comme Sarkozy, donner le pouvoir à la technocratie européenne, se servir des partis néofascistes comme véritable chien de garde de leur intérêt.

A contrario, les classes exploitées économiquement n’ont jamais été aussi majoritaires. La classe ouvrière sensu stricto a explosé numériquement avec l’industrialisation de la Chine, l’Inde, l’Asie du Sud-Est ou de l’Amérique latine. En Europe, la classe ouvrière traditionnelle et ses bastions ont diminué avec la désindustrialisation. Mais le précariat généralisé a fait entrer une partie des classes intermédiaires dans une logique de prolétarisation, notamment en ce qui concerne les travailleurs intellectuels : chercheurs, artistes, enseignants, journalistes...Ceci est d’autant plus critique que l’acquisition de connaissances et la marchandisation de celles-ci sont des points clés pour les classes dirigeantes. Enfin plus le droit du travail est attaqué aux USA et en Europe, plus on assiste à un retour d’une classe ouvrière industrielle classique notamment en Allemagne et surtout aux USA.

Pourtant, les classes dominées sont plus divisées que jamais et leurs organisations politiques et syndicales traditionnelles traversent une crise majeure notamment en Europe. Avant d’entrer dans les raisons subjectives de la faiblesse des classes dominées qui expliquent en grande partie nos difficultés, on peut citer au moins deux raisons objectives : les nouveaux processus de production produisent plus d’isolement et d’individuation des tâches, ce qui limite la cohésion des travailleurs et le développement du racisme divise durablement les classes sociales.

Pour conclure cette partie, une tâche stratégique pour notre camp est de réunifier le monde syndical et de le rénover de façon à mieux défendre les précaires et les chômeurs. Une idée centrale est de multiplier les comités de luttes unitaires impliquant largement les salariés en lutte et les populations concernées. Il faut absolument désenclaver les luttes pour qu’elle dépasse leur spécificité catégorielle et renforcer le sentiment d’intérêt commun entre différentes catégories de salariés. Le renforcement des unions locales ou des unions départementales est aussi un point important, car cela permet de mieux mailler le territoire et de combattre la stratégie de sous-traitance.

La bataille pour l’hégémonie culturelle

J’entends par conditions "subjectives", la façon dont les acteurs sociaux se perçoivent eux même. La distinction objective/subjective est sûrement à revoir, mais je l’utilise faute d’avoir un meilleur cadre. Il existe toujours une inadéquation entre les contradictions objectives de l’exploitation et la façon dont chaque acteur se perçoit dans la société. Une partie de cette inadéquation provient de l’hégémonie culturelle des classes dominantes, qui arrivent toujours à justifier moralement l’oppression sexiste ou raciste et l’exploitation économique. Une autre composante provient des conditions de vie propres à chaque individu. On peut schématiquement distinguer (1) les conditions de travail (ouvrier, intellectuel, niveau de salaire, CDI ou CDD) (2) le capital culturel (niveau d’éducation) (3) l’histoire individuelle et familiale. Le poids de l’histoire collective modèle les histoires individuelles et réorganise les rapports entre classe en soi et classe pour soi. C’est notamment pour cela que les relations entre classe sociale et comportement électoral sont complexes.

Pour faire régresser l’hégémonie des classes dominantes, il faut proposer une contre-culture, qui combat les oppressions et l’exploitation. Nous devons commencer par réaffirmer en positif des "valeurs" : la force du triptyque "Liberté, Egalité, Fraternité" contre le "Travail, Famille, Patrie" ou "Performance, Compétition, Consommation". Mais il est aussi nécessaire de déterminer les grandes lignes des stratégies des classes dominantes pour les désamorcer. On peut lister une série de stratégies/arguments qui sont clés dans la bataille idéologique :

Nature humaine : La façon la plus efficace de justifier une position dominante d’oppression ou d’exploitation est de la rendre naturelle. Les exemples sont pléthores : les hommes dominent les femmes, car ils sont plus forts physiquement, la reproduction nécessite un homme et une femme donc l’homosexualité n’est pas naturelle, dans le monde naturel, les plus forts gagnent...Toutes ces propositions sont fausses (y compris la dernière qui n’a rien à voir avec le darwinisme). La science moderne (anthropologie et biologie) les invalide toutes, mais même si ce n’était pas le cas, il n’y a aucune raison philosophique à ce que le naturel devienne principe éthique. Nous devons faire un vrai travail sur ces questions, car de nombreux reculs nous guettent. Pour cela, il ne faut en aucun cas abandonner l’hypothèse rationaliste issue des lumières. Les scientifiques ont donc un rôle spécifique à jouer, qu’il nous faut en aucun cas minorer.

Mythe de l’individualité : L’homme construit par l’idéologie capitaliste n’existe pas. L’homme n’est jamais un atome libre qui ne vise qu’à la satisfaction de ces besoins matériels par la consommation. Tout est faux dans cette proposition. L’homme est une espèce sociale, dont l’individualité ne se construit que par des rapports sociaux. Ces actes sont rarement motivés par les seuls intérêts matériels. Ses actions sont motivées avant tout par des raisons morales ou inconscientes, qui sont socialement construites. Et les besoins matériels ne sont pas tous satisfaits par une consommation de type capitaliste. De nombreux autres modes d’échanges existent bien heureusement.

Diviser pour mieux régner : le racisme et le sexisme sont les poisons les plus utiles aux classes dominantes. Elles permettent d’éviter de se liguer contre ceux qui profitent du système : les 1% les plus riches. L’égalité des droits est un préalable important qui a été largement acquis par les luttes. Or cette égalité de droit est mise à mal par des politiques de discrimination, qui touchent par exemple les musulmans ou les roms. L’égalité de fait est aussi loin d’être acquise même quand l’égalité de droit l’est.

Stratégie TINA (There is no alternative) : Cette stratégie vise à saturer les espaces médiatiques du même discours expliquant qu’aucune alternative aux politiques actuelles n’est possible : payer la dette, baisser le coût du travail, travailler plus...

Stratégie du choc : Le terme vient du livre éponyme de N. Klein. L’idée est que pour faire passer des mesures antipopulaires comme les réformes du travail ou les politiques d’austérité, il faut mettre les populations en état de sidération. Cela passe par des rhétoriques sur la crise, sur la guerre des civilisations, la menace rouge. Cette stratégie se caractérise par un passage en force caractérisé, quelles que soient les résistances : Mineurs en Grande-Bretagne, retraites en France 2003 et 2010.

Pour conclure sur cette lutte hégémonique, nous ne partons pas de rien et il existe des éléments positifs comme négatifs dans les évolutions récentes. L’idée d’espérance et d’émancipation est encore tenace. De nombreuses structures actuelles comme la sécurité sociale sont les preuves vivantes que des alternatives existent. Par ailleurs, les médias sont en profonde mutation ce qui rend leur contrôle par les classes dominantes plus difficiles. Ces mutations produisent aussi un morcèlement idéologique où chacun fait son marché aux idées. Le risque d’un populisme liquide (le terme est de R. Liogier) est réel. D’autre part, il n’a jamais existé autant de productions intellectuelles issues d’un prolétariat intellectuel grandissant, qui peut porter des alternatives idéologiques. Nous assistons aussi structurellement à une baisse du racisme, du sexisme ou de l’homophobie, si l’on compare les idées aujourd’hui et il y a 50 ans. Les mutations de la famille rendent plus difficile le retour à une idéologie patriarcale. Enfin, l’émergence des questions écologiques démontre en positif que des luttes concrètes portées par le monde associatif peuvent modifier l’agenda intellectuel des classes dominantes.

Je finirais cette partie sur l’hégémonie politique par les moyens de mettre en oeuvre une contre-offensive et de reprendre la main. Cela passe par l’émergence de médias alternatifs comme Bastamag ou Mediapart, la vulgarisation les pensées critiques auprès du plus grand nombre et la médiatisation des luttes présentes et passées, qui démontrent en quoi cela paye de se battre. Mais nous devons aussi établir des passerelles avec les artistes et combattre l’isolement des populations issues de l’immigration qui subissent le racisme et la discrimination. Pour toutes ces raisons, il faut être très attentif aux luttes des intermittents, aux restructurations dans la presse, aux luttes pour le mariage pour tous ou contre l’islamophobie. Ces questions sont loin d’être annexes par rapport à la lutte économique, elles jouent un rôle central pour l’hégémonie politique.

La lutte politique pour le contrôle de l’appareil d’état

La vision des débats stratégiques que j’ai mis en avant concerne la visée émancipatrice, la lutte idéologique qui passe par des luttes politiques écologistes, antiracistes ou féministes et les luttes syndicales. Mais je pense que si ces luttes sont nécessaires pour inverser le rapport de force économique et idéologique, il faut traiter la question spécifique de l’état et de son appareil pour aller jusqu’au bout de la dimension politique de la question stratégique. Du fait de l’internationalisation des rapports de production, il est absolument nécessaire de traiter en même temps la question de l’état national et celle de l’internationalisme et des rapports de force géopolitique. C’est là que se situe le principal verrou du problème stratégique. On aurait tort de croire que ces questions ne se posent pas, car nous sommes durablement éloignés du pouvoir. C’est précisément parce que nous ne nous les posons pas suffisamment que nous risquons de demeurer éloignés du pouvoir. Les échecs des pays communistes ou des gouvernements réformistes ont produit une méfiance salutaire des marxistes révolutionnaires vis-à-vis du pouvoir institutionnel. Mais cette méfiance si elle n’est pas dépassée, nous cantonnera à l’impuissance.

Il n’y aura pas de révolution éco-socialiste sans prendre l’appareil d’état et elle ne pourra pas avoir lieu à terme que dans un seul pays. Les classes dominantes françaises ne se laisseront pas facilement déposséder et quand bien même elle le ferait, les gendarmes du monde que sont les classes dominantes américaines ne le laisseront pas faire facilement.

Examinons d’abord comment le rapport de force peut changer dans un pays comme la France. Nous devons une perspective politique majoritaire et les scénarios institutionnels afin de la rendre possible. Dans un pays où la tradition parlementaire est ancienne, cela passera très probablement par des victoires électorales. Pour les obtenir, nous devons travailler à l’émergence d’un bloc de pouvoir alternatif rassemblant tous ceux qui ne profitent pas de la dictature économique imposé par les multinationales. Ce bloc doit rassembler chômeurs, immigrés, salariés, mais aussi petits commerçants, artisans, artistes, fonctionnaires, intellectuelles, écologistes. Il faut traduire politiquement cette alliance dans un front politique, associatif et syndical large. Il est probablement illusoire en France de croire que cette traduction se fera ex nihilo en dehors des partis actuels (hypothèse NPA ou Podemos). Mais nous devons rester prudents, les crises politiques peuvent produire des situations particulières. Vu l’importance de la crise écologique, les écologistes devront prendre une place centrale dans ce front.

Mais ce front ne doit pas être dominé politiquement par les forces les plus à droite de cet axe, qui sont forcément interclassiste et qui in fine renonceront que leur programme politique, mais surtout que leurs actes s’attaquent à la dictature actuelle du capital. La gauche réformiste voit sa base disparaître notamment du fait qu’elle n’est même plus réformiste et qu’elle mène pratiquement à la même politique économique que la droite. Il faut donc profiter de cette situation, mais la recomposition ne doit pas se faire autour des débris du PS (hypothèse hélas possible et qui menace le FDG), elle doit se faire à sa gauche et entraîner ces débris sur ses propres bases.

Le système présidentiel de la Vème République verrouille durablement le pouvoir. Par conséquent, nous devons mettre au coeur de nos revendications, la question démocratique et l’exigence d’une VIème République. Cette exigence est d’autant plus importante que toutes les stratégies des classes dominantes passent par une réduction des acquis démocratiques dans la démocratie parlementaire (rôle de l’Europe et des métropoles), mais aussi dans la démocratie sociale (droit du travail). Pour que ces perspectives puissent être mobilisatrices, nous devons mettre en avant l’acquisition de nouveaux droits (droit de vote des étrangers, égalité homme-femme, droit à la santé ou logement) et renforcer les contre-pouvoirs (droit de révoquer les élus, assemblée de quartiers, droits des citoyens et des salariés sur le fonctionnement des services publics).

En même temps, il faut mettre en mouvement une proportion significative de la population et ce pas seulement dans des périodes particulières (type grève générale), mais dans un processus long de mobilisations successives, d’auto organisation dans la durée et d’émergence de pratiques alternatives (processus de grève de masse, assemblées citoyennes, comité de luttes, scop, AMAP).

En France les outils pour mettre en oeuvre cette stratégie sont déjà en place. Une alliance est possible entre FDG, NPA, EELV, Nouvelle Donne et gauche du PS. Pour combattre les politiques d’austérité, un front politique et social associant les associations, les syndicats et les partis a émergé (collectif 3A). L’exigence de la VIème république a été posée dans le débat public par le mouvement M6R. Les luttes locales et les pratiques alternatives sont bien vivantes sur tout le territoire et le tissu associatif bien que malmené dispose encore de réactivité (mais pour combien de temps ?). Je vais essayer pour conclure de faire une liste non exhaustive des tâches qui nous attendent pour faire advenir cette alternative :

Tout d’abord, nous devons retrouver la confiance dans notre capacité à gagner, les luttes sociales sont encore sous le coup de la grande défaite des retraites de 2010. Cette défaite n’en est d’ailleurs par complètement une. Cette lutte a stoppé les contre-réformes de Sarkozy et elle a permis qu’il ne soit pas réélu et elle a plongé le camp de la droite dans la crise. La France a par ailleurs été moins attaquée socialement que l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie. Nos luttes n’y sont pas pour rien. Quand nous gagnons des points dans la guerre de classe, il faut éviter de faire le jeu de notre adversaire en transformant une absence de victoire en une grande défaite. Par ailleurs, toute victoire doit être médiatisée. Toute lutte et résistance doit nous amener à développer une solidarité sans faille. Il faut enfin être le plus unitaire possible et éviter toute querelle de chapelle qui ne correspondrait pas à des divergences stratégiques insurmontables. Pour bien commencer l’année, la CGT, la FSU, Solidaires et FO devraient lancer un signal unitaire et proposer un agenda de mobilisations d’ampleur contre l’austérité.

Nos pratiques politiques doivent être rénovées pour renouer le fil rompu entre citoyens en militants politiques. Nous devons être intransigeants avec la captation de pouvoir (non-cumul et rotation des mandats). Mais, nous devons aussi nous inscrire en faux dans la logique mortifère du "Tous pourri", qui ne profitent qu’au FN. Des façons de faire de la politique autrement se développent dans certaines municipalités. Il faut populariser ces exemples et surtout convaincre nos citoyens que cela passera par leurs actions à eux.

La lutte pour l’hégémonie politique doit être menée sans aucune concession. Nous devons apprendre à imposer les sujets politiques mis à l’agenda médiatique. Quand c’est possible, les médias traditionnels doivent être court-circuités par une action militante directe dans chaque quartier. Nous devons utiliser tous les supports : internet, vidéos, médias alternatifs, film, oeuvre d’art. Nous devons cibler les points importants de l’argumentaire du camp du capital listé précédemment sur la nature humaine, l’absence d’alternative, le racisme, le sexisme...Nous devons marteler notre argumentaire sur des points importants comme la dette, l’euro et imposer un agenda alternatif à celui concernant la compétitivité des entreprises, sur les inégalités de patrimoine, la souffrance au travail, la dégradation de l’accès au soin ou à l’école et sur la santé de la planète. Dans ce contexte, le combat contre le racisme est une tâche absolument centrale.

Nous devons assumer un schéma de dépassement du capitalisme avec une phase transitoire, le tout en tenant compte de la dimension internationale. En France, nous devons dès maintenant proposer d’ici 2017 une alliance de toutes les forces à gauche du PS avec pour 2017 une primaire de l’autre gauche. La campagne présidentielle devra être une campagne de classe contre les 1% qui dirigent ce pays (et pas contre le 1% allemand ou américain). Cette campagne devra aussi être une campagne pour une VIème République écologiste, démocratique et solidaire. Nous devrons faire barrage au FN quel qu’en soit le prix. Le FN est un parti fasciste qui une fois au pouvoir utilisera l’armée et la police, pour partie déjà idéologiquement gagnée à sa cause, pour faire taire toute revendication politique et syndicale de gauche. Une fois au pouvoir localement comme nationalement, ils ne le rendront pas si facilement. Nous devons être très clairs entre nous face à ce risque réel. La situation internationale est centrale et devra être prise en compte très sérieusement. Un basculement à gauche est possible dans les pays les plus touchés par l’austérité (Espagne, Grèce). Ce basculement a eu lieu dans une grande partie de l’Amérique latine au cours de la décennie passée. Un basculement même partiel est de nature à changer le climat politique dans un sens (poussée de la gauche non socialiste) ou dans un autre (poussée de l’extrême droite).

Si jamais en Grèce ou en France, nous parvenons à être majoritaires dans les urnes. Les problèmes stratégiques ne feront que vraiment commencer. Il faudra attaquer suffisamment les classes dominantes pour leur imposer des grandes réformes écologiques et sociales qui changent le rapport de force et réduisent les inégalités. Mais en même temps, il faudra éviter un affrontement trop rapide et frontal, qui peut conduire à une faillite économique ou à un coup d’état militaire. Dans ce travail, l’appareil d’état n’est pas neutre, il est du côté des dominants, mais nous ne pouvons pas pour autant le casser complètement, car un pays ne se gère pas sans un appareil d’état efficient. Nous devons penser à toutes les étapes transitoires et au moyen de faire basculer d’autre pays européens. Un système alternatif prendra du temps à se mettre en place et n’est probablement viable qu’à l’échelle du continent. Les pistes pour organiser une telle transition existent. Il faut armer l’immense majorité de droits démocratiques, de contrôles de la production, de délibération sur l’aménagement du territoire. Les nouveaux moyens de communications et la réduction du temps de travail doivent permettre ces réorganisations. Il faut les armer par l’enseignement et la formation permanente. Il faut limiter par la loi les écarts de revenu et dévaloriser le patrimoine des très riches pour en finir avec les inégalités de patrimoine (i.e baisse des loyers, réquisition des logements vides, hausse des impôts). Enfin il faut planifier une réorganisation de l’économie : développer les énergies renouvelables, relocaliser la production agricole et industrielle, et développer un réseaux de production et de commercialisation coopératif. Cette planification doit être décentralisée pour s’adapter aux mieux aux exigences locales. Elle pourra se financer grâce à l’épargne pour financer l’investissement. Pour éviter le mur d’argent, le plus simple est de taxer très fortement tout transfert fiscal vers l’étranger. Il n’est pas nécessaire de s’attaquer frontalement aux petits entrepreneurs, ni au marché local. Ceux qui produiront de façon écologique sans exploiter leurs salariés et qui leur donneront des droits dans l’orientation de l’entreprise seront favorisés. Une partie de la sphère privée disparaîtra d’elle même du fait du renforcement des services publics. Il faudra par contre les élargir en resocialisant certains secteurs clés comme l’eau, les transports, l’énergie, l’industrie pharmaceutique. Bref, il faudra juste mettre en oeuvre le programme de l’humain d’abord.

Tout ceci paraît utopique, pourtant l’histoire nous enseigne le contraire. Une révolution en 1917 a tétanisé le monde capitaliste et a eu une série d’immenses conséquences sur le monde, notamment la fin de la première guerre mondiale. Les révoltes de 68 se sont propagées comme une traînée de poudre, comme celles de 1848 avant elles, ou plus récemment la révolution bolivarienne ou les révolutions arabes. Le problème n’est pas dans l’émergence de situations révolutionnaires que les contradictions du capitalisme produisent d’elles-mêmes ni dans la propagation de celles-ci, mais bien dans notre capacité à faire en sorte que ces situations débouchent sur un changement radical qui ne se transforme pas en chaos.

Le pouvoir aux 99%

Si je veux résumer ma méthode et mes réflexions qui n’ont rien de révolutionnaire, je considère qu’il y a quelques éléments clés. Pour retrouver une hégémonie, il faut produire un nouveau discours sur la lutte des classes entre d’un côté ceux qui vivent de leur force de travail et les rentiers. Ce discours, le mouvement "Occupy Wall Street" l’a parfaitement symbolisé avec le 1% et les 99%. Il faut convaincre les 99% que le 1% fait n’importe quoi, qu’il vont détruire nos vies et la planète. Ensuite, il faut assumer une triple stratégie de luttes sociales à tous les niveaux associatives et syndicales, de luttes idéologiques et de luttes institutionnelles et cesser de les opposer. Le troisième point est d’assumer un discours antiraciste, antisexiste et internationaliste et d’éviter tout ce qui peut nous diviser. Stigmatiser l’Allemagne ou les USA en tant que tels, ou les musulmans du fait de leurs croyances c’est faire une erreur gravissime. Enfin, nous ne devons pas avoir peur de dire que nous voulons contrôler collectivement l’appareil d’état pour planifier la transition écologique et reprendre aux usuriers toutes les richesses qui nous ont été volées. Pour cela, nous devons sortir de notre infantilisme et assumer notre volonté de gagner des élections. Pour cela, il faut trouver le bloc majoritaire qui peut nous y mener, celui-ci est très large (les 99%) mais n’a pas conscience de lui même. Il faut donc que cette conscience se construise au cours des luttes politiques et sociales. Mais la confiance ne peut revenir sans l’unité la plus large. Enfin, les risques de trahison et de collaboration avec le 1% existeront toujours dans ce processus. La seule garantie c’est la démocratie, l’exigence de contre pouvoir indépendant (syndicats, presse), et l’auto organisation du plus grand nombre (comité de base ou assemblé citoyenne, commission, association). Ce n’est pas l’éthique individuelle ou le passé de tel ou tel politique.

Hendrik Davi, le 21 décembre 2014.

[1] Cela rejoint l’analyse de T. Piketty

[2] Les cas russe et chinois mériteraient d’être traités à part