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France

Sous-traitance : diviser pour mieux régner

dimanche 14 décembre 2003

Les grandes entreprises sous-traitent de plus en plus des pans entiers de leurs activités. Cela allège leurs charges tout en les dégageant de nombreuses "contraintes" liées au droit du travail. Surtout, ce mode d’organisation du travail met les salariés en concurrence...

La sous-traitance repose sur un mode d’organisation du travail fondé sur l’exploitation d’un différentiel économique et social entre les entreprises. Sur le plan économique, elle relève d’un mode de répartition spécifique des ressources productives (humaines, financières, matérielles), basé sur une relation inégalitaire entre les entreprises utilisatrices et les entreprises sous-traitantes. Ce lien consacre, de fait, une précarisation des emplois, génère une fragmentation des rapports sociaux, aiguise la "fracture sociale" au sein du salariat.

Mais le rapport de forces qui s’instaure entre le donneur d’ordres et le sous-traitant, typique de la relation "client/fournisseur", est constitutif de ce type de liens : le premier cherche à diminuer ses coûts et à demander à son "partenaire" la plus grande flexibilité possible, le soumettant à la concurrence des autres sous-traitants. La précarité se trouve donc bien au coeur du rapport de sous-traitance.

Précarité économique et sociale

L’entreprise extérieure subit la précarité économique. Les retournements de conjoncture peuvent se traduire par la réduction des commandes de prestations de la part du donneur d’ordres. Ce dernier peut ainsi ajuster ses ressources productives internes à un certain "plancher" d’activité, les variations étant écrêtées par le recours à la sous-traitance. À charge pour celle-ci de "se débrouiller".

Les travailleurs et travailleuses de l’entreprise sous-traitante subissent la précarité sociale. L’écart social (différences des statuts, des conventions collectives, des pratiques sociales, des conditions et de l’intensité du travail, des conditions de sécurité, des rémunérations etc.) est au centre du principe d’externalisation. Cette gestion différenciée des deux populations de main-d’oeuvre s’inscrit par essence dans la nature même du rapport de sous-traitance. Sur le plan de la sécurité et de la santé au travail, cette précarité n’est pas sans conséquences. L’insécurité a été externalisée, déplacée sur les travailleurs sous-traitants, beaucoup plus exposés en proportion aux dangers. Ce sont les tâches ou les fonctions les plus propices aux accidents (notamment en maintenance) qui ont été confiées à la sous-traitance.

Même s’il n’existe pas de statistiques nationales sur les taux d’accidents dans la sous-traitance (1), celles qui ont été établies sur les sites industriels eux-mêmes sont éclairantes : la différence de taux de fréquence des accidents entre les travailleurs organiques et les travailleurs sous-traitants est considérable. Et encore, ces statistiques sous-estiment le taux d’accidents chez les sous-traitants, où il est monnaie courante de les dissimuler pour éviter de perdre le marché et de payer les taxes à la Sécurité sociale.

Concurrence entre salariés

Mais cette précarité sociale affecte en retour les salariés organiques eux-mêmes, soumis à la pression de la "concurrence" avec les intervenants extérieurs, dont le donneur d’ordres ne manque pas de souligner les "performances" supérieures, notamment dans le domaine de la flexibilité. Le rapport de sous-traitance repose sur l’externalisation des contraintes sociales et la flexibilité des entreprises sous-traitantes.

Cette déresponsabilisation du donneur d’ordres vis-à-vis des modalités sociales et organisationnelles d’emploi de la main-d’oeuvre extérieure a atteint un point tel que le législateur a progressivement été conduit à en tempérer les manifestations les plus voyantes : décret de 1977 sur le délit de marchandage, décret de février 1992 sur la prévention des risques relatifs aux opérations de sous-traitance dans les sites industriels. Il n’en demeure pas moins que la sous-traitance repose fondamentalement sur un désengagement du donneur d’ordres de ses responsabilités sociales.

Le rapport entre le donneur d’ordres et l’entreprise sous-traitante repose fondamentalement sur une relation de type client/fournisseur et non sur le rapport salarial direct. Le contrat de sous-traitance, achat d’un service, se substitue ainsi au contrat de travail du salarié organique qui, lui, existe comme "contrat de moyen" (rémunération, statut). C’est à travers une relation hyper-contraignante que le donneur d’ordres s’efforce ainsi de maximiser la productivité du travail externalisé en exigeant de ses sous-traitants une flexibilité maximale.

Annie Thébault-Mony décrit bien la situation (2) : "La sous-traitance ne se réduit pas à une simple passation de marché, en dépit du discours managérial qui [la] présente comme un partenariat d’entreprises. Elle constitue un système de pouvoir établissant un lien de subordination entre ces deux entreprises et entre leurs salariés, et s’appuie sur des stratégies de flexibilisation de la main-d’oeuvre, de sous-traitance en cascade et de recours à toutes les formes d’emplois précaires. [...] Les phénomènes économiques de sous-traitance, depuis vingt ans, ont des répercussions négatives, observables en termes de restructuration/déstructuration des rapports sociaux. C’est le cas, en particulier, de processus aggravés d’atteintes majeures à la sécurité et à la santé au travail, où il apparaît que flexibilité des emplois, mobilité géographique et, finalement, individualisation dans la gestion des risques concourent à une dégradation considérable, par la neutralisation des règles et mécanismes normaux de prévention et d’alerte."

Les réponses de la gauche institutionnelle...

La sous-traitance, avec ses multiples statuts auxquels sont soumis les salariés, avec les contraintes qu’elle fait peser sur eux en matière de sécurité et de santé au travail, leur interdit le droit même à l’expression sociale et politique. Une telle forme d’organisation du capital, qui soulève autant d’enjeux de citoyenneté et de démocratie, appelait des réponses sur le plan politique, notamment de la part de la gauche plurielle quand elle était au pouvoir. D’autant que le droit du travail existant n’a pas de prise sur les rapports de domination qu’imposent les relations de sous-traitance. Il repose sur les notions de contrat de travail et d’entreprise. Dans le cas de la sous-traitance, celui qui détient le pouvoir - le donneur d’ordre - l’exerce dans le cadre d’un contrat commercial et non en référence aux droits et obligations contenus dans le contrat de travail.

Il n’y a pas eu d’avancées fondamentales lorsque la gauche plurielle était au pouvoir :

 pas de mesures qui restreignent le droit des patrons à externaliser, à sous-traiter des pans entiers de leurs activités sous le prétexte fallacieux de se recentrer sur le coeur de leur métier ;

 pas de mesures qui responsabilisent les patrons sur les préjudices commis à l’encontre des salariés des entreprises sous-traitantes en matière d’accidents et d’atteintes à la santé au travail ;

 pas de mesures qui interdisent le recours à la sous-traitance dans les entreprises dites à risques. Le projet de loi sur les risques industriels, élaboré par Yves Cochet, successeur de Voynet dans le gouvernement Jospin, ne prévoyait pas une telle mesure. Ceci en dépit de la catastrophe d’AZF qui, pourtant, avait mis en lumière le rôle de la sous-traitance dans la fragilisation des politiques de sécurité ;

 pas de mesures qui assurent un suivi médical à des catégories de travailleurs qui, se déplaçant de site en site, d’unité en unité, sont exposés à des risques multiples dont les dégâts ne se font sentir que des dizaines d’années plus tard. Il n’y a qu’à voir les difficultés rencontrées aujourd’hui par cette catégorie de travailleurs pour se faire reconnaître comme victimes de l’amiante pour comprendre l’importance d’un suivi médical ;

 pas de mesures qui favorisent la syndicalisation dans ces entreprises. La plupart de ces entreprises sous-traitantes appartiennent à des grands groupes (Vinci, Effage, Bouygues...) qui font le choix stratégique de décentraliser leurs activités au sein de petites entités du type PME pour mieux optimiser la productivité de leurs salariés et échapper aux contraintes sociales sur le plan de la représentation du personnel.

... et des organisations syndicales

La sous-traitance, comme mode d’organisation qui divise et participe à la segmentation croissante de la classe ouvrière, constitue un obstacle de taille à l’action collective. En mettant les travaillurs en concurrence, elle porte atteinte à leur capacité à se défendre. Les travailleurs des entreprises donneuses d’ordres vivent les sous-traitants comme des menaces permanentes. Les sous-traitants sont en concurrence entre eux. Les différences de fonctions, de statuts sociaux, de conditions de travail ne favorisent pas l’émergence d’une conscience des intérêts communs. D’où une balkanisation du collectif salarial.

L’accélération de l’ensemble de ces processus durant les dernières années a paralysé le mouvement syndical. Pendant longtemps, les syndicats se sont essentiellement concentrés sur les conséquences de ces bouleversements pour les travailleurs des grandes entreprises. La sous-traitance et les travailleurs de ces entreprises étaient largement vécus comme une concurrence. Les vagues de réorganisation, à l’oeuvre dans l’industrie depuis le début des années 1980, ont contribué à accroître considérablement le poids de la sous-traitance, la rendant ainsi incontournable sur le plan syndical.

La reconstruction des solidarités devient ainsi une tâche indispensable - qui supposait préalablement une prise de conscience de l’importance de ce nouveau mode d’organisation du travail. Le syndicat doit être au service de tous les salariés présents sur le site, de tous les agents et, donc, oeuvrer à l’établissement d’un socle de garanties collectives applicables à tous les salariés des entreprises intervenant sur un même site.

Dans la CGT, des initiatives courageuses visant à dépasser un cadre "corporatiste" étroit ont été menées. Les plus avancées sont nées dans le secteur nucléaire (centrale de Chinon par exemple), dans l’industrie chimique (3) et dans les chantiers navals de Saint-Nazaire. Ces initiatives rompaient avec une vision étriquée du syndicalisme, se plaçant d’emblée dans le cadre d’une reconquête syndicale prenant en compte la dimension interprofessionnelle à l’intérieur des sites industriels eux-mêmes.

Au niveau confédéral, la CGT a tenté d’apporter des réponses à ce nouveau mode d’organisation du travail. La sous-traitance bouscule la structuration d’un syndicalisme en partie calé sur les branches professionnelles. Deux commissions ont été créées : l’une sur la sous-traitance dans le nucléaire, l’autre sur les "syndicats de site", pour offrir des perspectives à la syndicalisation dans les grandes plates-formes industrielles où est massivement présente la sous-traitance. Mais on est encore loin d’une réponse à la hauteur des enjeux. Empêtrée qu’elle est dans ses divisions internes, la fédération CGT du bâtiment, qui concentre pourtant les syndicats des grands groupes de sous-traitance d’activités, n’a jamais été capable de prendre une initiative transversale pour traiter cette question avec les fédérations qui concentrent les principaux donneurs d’ordres (métallurgie, chimie, EDF).

Alain Remoinville

1. Ce qui témoigne du peu d’empressement des institutions chargées de la sécurité et de la santé au travail, comme la Cnam, à disposer d’un tableau de bord leur permettant d’identifier et d’évaluer les risques générés par ce mode d’organisation.
2. Sous-traitance, précarisation du travail, risques professionnels, d’Annie Thébaud-Mony, Inserm, 1995.
3. Site Rhône Poulenc à Pont-de-Claix, dans la banlieue de Grenoble ; raffinerie Total à Gonfreville, près du Havre ; collectifs sous-traitance CGT sur l’étang de Berre créés à l’initiative des unions locales et du syndicat de la construction des Bouches-du-Rhône.

Rouge 2043 11/12/2003