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Guerre en Irak

Une victoire aux lendemains incertains

lundi 7 juillet 2003, par Jan Malewski

En occupant l’Irak au bout de trois semaines de combats, les États-Unis ont étalé aux yeux du monde leur indéniable supériorité militaire. L’impact politique et médiatique de l’invasion de l’Irak leur permet de reprendre l’offensive politique à l’échelle internationale et affaiblit dans l’immédiat ceux qui s’étaient opposés à la guerre décidée unilatéralement par l’administration Bush. Cette dernière s’attelle à imposer un nouvel ordre mondial. Foreign Affairs, l’influente revue proche du Département d’État US, annonce dans un article de sa livraison de mai-juin « la fin d’une (…) monumentale expérience internationaliste du XXe siècle » qui visait à « soumettre l’usage de la force au règne de la loi » et invite l’administration états-unienne à construire « de nouveaux mécanismes internationaux »

Il n’en reste pas moins que la victoire militaire des États-Unis en Irak a eu lieu dans un contexte d’isolement international de la superpuissance, qui a autorisé les puissances secondaires à se rebiffer, d’affaiblissement des capacités concurrentielles de son industrie et de montée d’un puissant mouvement populaire opposé à la guerre à travers le monde. L’occupation de l’Irak elle-même est loin d’être stabilisée et les États-Unis doivent d’ores et déjà faire face à des tentatives de l’opposition islamiste de construire des administrations indépendantes dans les villes. L’objet de ce premier article est de présenter les éléments qui conditionnent le projet hégémonique des États-Unis.

1. « Triomphe » militaire

La victoire fut remportée par la première armée du monde, appuyée par 45 000 soldats britanniques et par une poignée de commandos polonais, disposant d’un contrôle absolu des airs. En face il y avait une armée irakienne largement détruite lors de la guerre du Golfe de 1991, soumise depuis à un embargo, désarmée partiellement par les contrôleurs de l’ONU, dont les équipements antiaériens étaient régulièrement bombardés depuis plus de dix ans. Un tel résultat n’aurait dû constituer une surprise pour personne.

Ce qui est plus surprenant, c’est qu’au cours de la première quinzaine des combats, les forces américano-britanniques aient rencontré une forte résistance malgré leur capacité de couvrir l’ennemi d’un déluge de feu et de bombes. Pourtant, tant dans le port d’Oum Qasr qu’à Bassora, puis à Nassiriya, à Nadjaf et à Kout, les forces armées irakiennes ont opposé une grande résistance. Autour de Nassiriya, selon les pilotes d’hélicoptères américains, les soldats irakiens jetaient leurs armes par terre, comme s’ils se rendaient, pour venir les récupérer une fois les hélicoptères partis. A Oum Qasr, occupée dès le premier jour, une guérilla urbaine s’est poursuivie durant une semaine… Seules, de fortes convictions - nationales, religieuses ou autres - pouvaient provoquer une telle résistance désespérée. Par contre la bataille de Bagdad, annoncée comme décisive, n’a pas eu lieu : mise à part la résistance de petits groupes de volontaires étrangers, l’armée irakienne et en particulier la Garde républicaine (présentée comme le fer de lance de cette armée), n’a pas opposé de résistance. Cela est-il dû à la destruction des mécanismes de commandement ? Ou au fait que le pilonnage aérien a conduit les soldats et leurs chefs encore en vie à abandonner leurs positions devenues indéfendables ? Selon les responsables militaires états-uniens, jusqu’à 60 % de leurs forces aériennes furent engagés contre certaines concentrations militaires irakiennes. Le gén. James Amos, commandant l’aviation des marines, a dit que ses appareils avaient frappé « massivement », « de jour comme de nuit », « durant sept à huit jours » les divisions Bagdad et Nida de la Garde : une vraie terreur contre les populations. Ou bien, faut-il croire certaines rumeurs - en particulier sur les sites internet de l’islamisme radical - suggérant un deal entre la direction militaire irakienne (voire Saddam Hussein lui-même !) et les agresseurs, qui aurait conduit les chefs saddamistes à troquer leur vie contre l’abandon de la résistance ?

Entre le 20 mars et le 13 avril (occupation de Tikrit sans résistance irakienne) les 1100 avions états-uniens ont effectué 30 000 sorties, « traitant » 500 objectifs par jour et lançant au total 24 000 munitions. 800 missiles de croisière ont été envoyés sur l’Irak (y compris une trentaine de missiles britanniques), selon les responsables états-uniens [2]. Loin de mener une guerre « propre », les agresseurs ont utilisé des munitions à uranium appauvri, célèbres depuis la guerre de 1991 pour avoir provoqué les maladies des soldats alors engagés dans le Golfe), des bombes « daisy cutter », qui privent d’oxygène une surface d’environ 1,5 kilomètre carré [3], ainsi que des bombes à fragmentation, meurtrières bien après les combats [4].

163 militaires de la « coalition » ont péri durant les combats (dont 73 - soit 44 % - victimes de tirs fratricides ou d’accidents !). Le Pentagone estime les pertes militaires irakiennes à au moins 30 000 morts, sachant que l’importance de l’écart le conduit plutôt à minimiser les pertes de l’ennemi. Nul n’a encore comptabilisé les milliers d’immeubles détruits, dont les hôpitaux, les écoles, les centrales électriques et les centres de traitement de l’eau. Le nombre des victimes civiles irakiennes reste l’inconnue majeure. Avant de disparaître, le gouvernement de Saddam Hussein avait annoncé 1252 morts civils. Le site internet iraqbodycount.com (pacifiste) estimait pour sa part le nombre de morts entre 1 600 et 1 900. Des dizaines de milliers de civils ont été blessés. Dès la deuxième semaine de la guerre les hôpitaux - y compris à Bagdad - ne disposaient plus des médicaments indispensables pour soigner les blessés. Ni le régime de Saddam hier (dont le ministre de l’information est devenu célèbre en minimisant les pertes irakiennes), ni les occupants d’aujourd’hui n’ont intérêt à afficher des chiffres élevés en ce qui concerne les pertes irakiennes, civiles comme militaires.

L’administration Bush a pourtant besoin de monter en épingle son « triomphe militaire ». Pas seulement pour préparer l’élection présidentielle de 2004, mais surtout parce que l’agression victorieuse contre l’Irak, après celle de l’Afghanistan, est supposée « témoigner de l’hégémonie » de la superpuissance.

2. Le rêve du nouveau siècle américain…

L’administration Bush est sans doute la plus conservatrice et la plus agressive que les États-Unis aient connue depuis l’ère maccarthyste. En son sein, le petit groupe qui se qualifie lui-même de « néo-conservateur » (« neocons » dans l’abréviation US) a acquis, surtout après le 11 septembre 2001, une place prépondérante. Ce groupe a fondé en 1997 le Projet pour le nouveau siècle américain (Project for the New American Century, PNAC), un « think tank » (groupe d’expertise) siégeant à Washington, dont le livre blanc publié en septembre 2000 expliquait que les États-Unis doivent : Repositionner les bases militaires permanentes en Europe du Sud, en Asie du sud-est et au Moyen-Orient ; Moderniser les forces armées américaines, en particulier en renforçant les capacités de l’aviation et de la flotte ; Développer et déployer un système mondial antimissile et développer la domination stratégique de l’espace ; Contrôler le « cyberspace » (espace électronique) international ; Accroître les dépenses militaires jusqu’à un minimum de 3,8 % du PNB (elles atteignaient déjà 3 %). Parmi les tâches que le livre blanc proposait à l’armée états-unienne, deux méritent en particulier d’être mentionnées : « entreprendre et remporter de manière décisive des guerres multiples et simultanées » et « renforcer les capacités de "gendarmerie" pour mettre en œuvre un environnement sécurisé dans les régions clés ». Les « neocons » projetaient que l’armée états-unienne s’engage et remporte de telles guerres d’une manière ou d’une autre, afin d’établir la domination américaine aux yeux de tous [5].

Le vice-président Dick Cheney, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le président du Bureau de la politique de défense Richard Perle sont fondateurs du PNAC. Paul Wolfowitz, le secrétaire-adjoint à la Défense, est le père spirituel du groupe. Le directeur du PNAC, Bruce Jackson, qui a occupé un poste important au Pentagone sous Ronald Reagan, est aujourd’hui membre de la direction de Lockheed Martin, producteur d’avions militaires et de missiles.

Le PNAC a récemment fondé un nouveau groupe, le Comité pour la libération de l’Irak, en vue de convaincre la population américaine de la nécessité de la guerre et de financer le Congrès national irakien et son chef Ahmed Chalabi, un immigré irakien de longue date, condamné à 22 ans de prison pour fraude bancaire en Jordanie, aujourd’hui revenu en Irak dans les fourgons de l’occupant et recrutant des candidats pour les « forces irakiennes libres ».

Dans la vision stratégique du PNAC, l’occupation de l’Irak n’est que le début d’une réorganisation du Moyen-Orient. Richard Parle a déclaré en août 2002, selon le Washington Post et The Nation : « L’Irak est le pivot tactique, l’Arabie saoudite est le pivot stratégique et l’Égypte est le prix ». Selon Donald Kagan, autre membre central du PNAC, les États-Unis doivent établir des bases militaires permanentes en Irak après la guerre afin de « défendre la paix » au Moyen-Orient et garantir l’approvisionnement pétrolier [6].

Le livre blanc du PNAC a servi de base à l’élaboration de la stratégie de sécurité nationale des États-Unis. Dans ce document adopté en septembre 2002 par l’administration Bush on peut lire : « Nous ne pouvons pas laisser nos ennemis attaquer les premiers. (…) Durant des siècles (…) les juristes internationaux conditionnaient souvent la légitimité de la prévention à l’existence d’un danger imminent - le plus souvent une mobilisation visible des armées, des flottes ou de l’aviation préparant l’attaque. Nous devons adapter le concept du danger imminent aux capacités et aux objectifs des adversaires d’aujourd’hui. (…) Pour devancer ou prévenir de tels actes hostiles de nos adversaires, les États-Unis vont, si nécessaire, agir préventivement. (…) Dans l’exercice de notre leadership, nous allons respecter les valeurs, les opinions et les intérêts de nos amis et partenaires. Toutefois, nous serons prêts à agir seuls lorsque nos intérêts et notre unique responsabilité le requièrent. » [7].

3. Isolement des États-Unis

L’invasion de l’Irak apparaît ainsi comme la mise en pratique de la stratégie des « neocons » : tirer profit de la supériorité militaire incontestable des États-Unis [8] pour établir leur domination absolue sur la planète et imposer ce que la Maison Blanche considère comme étant l’intérêt des États-Unis, envers et contre tous. Mais si leur supériorité militaire permet de garantir le « triomphe militaire » des États-Unis face à un adversaire tel l’Afghanistan des Talibans ou l’Irak de Saddam Hussein et si cet exemple de l’emploi de la force pourrait intimider les classes dirigeantes d’autres pays du Tiers-Monde, la décision unilatérale (avec, il est vrai, le soutien dévoué de Tony Blair) d’envahir l’Irak et le début de l’occupation de ce pays ont d’ores et déjà mis à jour les « dommages collatéraux » - en particulier un isolement politique sur la scène internationale que les États-Unis n’ont pas connu depuis la guerre du Vietnam - que l’administration états-unienne obnubilée par sa supériorité n’avait apparemment pas envisagés :

 Les institutions internationales, en particulier, bien sûr, le Conseil de sécurité de l’ONU, mais au-delà toute la structure formelle (l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économiques, etc.) et informelle (le G-7/G-8) qui avait permis, au cours des décennies 1980 et 1990, aux gouvernements états-uniens successifs de prendre la tête du processus de mondialisation capitaliste néolibérale et de réaliser l’unité des classes dominantes pour légitimer les interventions militaires à travers le monde, ont été profondément affaiblies et divisées ;

 L’unilatéralisme agressif de la superpuissance a stimulé les efforts de Paris et de Berlin visant à franchir un pas vers l’État supranational européen en le dotant d’une capacité d’intervention militaire. La récente décision des gouvernements allemand, belge, français et luxembourgeois d’avancer vers une force armée intégrée, ouverte à d’autres États de l’Union mais devant être mise en route même sans leur accord, en constitue le premier signe. L’accélération des travaux visant à doter l’UE d’une constitution et, dans ce cadre, le forcing de Valery Giscard d’Estaing, président de la Convention, en faveur d’un exécutif européen plus fort et habilité à trancher à la majorité les questions de politique internationale, en est un autre [9] ;

 Les efforts menés par l’administration états-unienne, en particulier depuis 1999, pour réorganiser l’OTAN, au sein de laquelle le principe d’unanimité lui apparaissait comme contraignant excessivement sa liberté d’action, ont failli et trois États membres (Allemagne, France et Belgique) ont bloqué la volonté de Bush de satisfaire les appétits des militaires turcs en se servant de l’article 4 du statut de l’OTAN (qui prévoit l’aide au pays membre en danger, dans ce cas la Turquie supposément menacée par l’agresseur irakien). Les États-Unis apparaissent ainsi tributaires du bon vouloir des impérialismes européens secondaires lorsqu’ils souhaitent employer l’OTAN ;

 L’opposition des gouvernements allemand et français au diktat de George Bush, a permis aux dirigeants russes et chinois de jouer la carte d’un monde multipolaire et de tenter de défendre leurs intérêts autrement qu’en s’alignant sur les États-Unis. Chirac et Schröder, s’identifiant au noyau européen, ont pu ainsi bâtir un axe Paris-Berlin-Moscou-Pékin qui s’est opposé à l’administration Bush ;

 Les directions des États-clients de l’impérialisme américain se sont également permis de prendre leurs distances : les parlementaires turcs ont ainsi osé interdire le passage des armées états-uniennes, pourtant en attente au large en vue de l’ouverture d’un second front au nord de l’Irak, grâce à une conjonction des craintes que leur inspire l’éventualité d’un renforcement de l’autonomie du Kurdistan irakien et de la pression des sentiments anti-guerre de la population ; le régime saoudien a pu tenir bon, du moins en apparence, sur son opposition à la guerre, craignant que son engagement ne renforce encore l’opposition islamiste radicale en Arabie saoudite ;

 Les conflits autour du pétrole irakien s’annoncent d’ores et déjà plus aigus que ne le prévoyait l’administration Bush et peuvent contribuer à bloquer les nouvelles mesures de déréglementation - nouveau pas de la mondialisation capitaliste - que les États-Unis comptaient imposer dans l’OMC dès le sommet de Cancun en juillet de cette année (en particulier la « libéralisation » des services) ;

 Enfin, mais cela n’est pas de moindre importance pour l’avenir, le mouvement altermondialiste qui avait déjà entamé aux yeux des peuples la légitimité de la mondialisation néolibérale, a été boosté par le rejet massif de la politique guerrière de l’impérialisme américain. Les sentiments anti-impérialistes ont atteint des dizaines de millions de personnes à travers le globe et les manifestations anti-guerre ont embrasé les principales villes mondiales, dépassant même celles qui avaient accompagné l’embourbement des USA au Vietnam.

La victoire politico-militaire des États-Unis a néanmoins atténué ses contradictions. Elle permet à l’administration Bush de reprendre l’initiative sur une série de terrains : maîtrise des remous pétroliers, mise en place d’une administration en Irak largement autonome de l’ONU, nouvelles initiatives au Proche-Orient vis-à-vis de la Syrie et de la crise israélo-palestinienne… Avec cette victoire les États-Unis s’assurent de nouvelles marges ne manœuvre pour relancer les pressions sur les impérialismes secondaires comme sur les peuples. le recentrage de la politique de l’impérialisme français et du gouvernement Chirac constitue une première conséquence de la victoire états-unienne.

4. L’occupation de l’Irak et ses dangers

Un mois après l’entrée des chars états-uniens à Bagdad, la plupart des villes irakiennes bombardées manquent d’eau potable et d’électricité. Selon le délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Bassora, interviewé par RFI le 4 mai, les services essentiels étaient mieux assurés pendant les combats qu’après l’occupation, car une administration veillait à les faire fonctionner, alors que depuis la « libération » personne ne s’en occupe. L’occupant n’a en effet pas été capable de remplacer l’administration saddamiste effondrée. Et ce n’est que début mai que les unités du génie militaire états-unien ont commencé à arriver pour remettre en état les services endommagés.

La Croix-Rouge n’a toujours pas été autorisée à se rendre dans les camps de prisonniers, contrairement à toutes les conventions. Les armes de destruction massive irakiennes - prétexte de l’invasion de la « coalition » états-unienne - n’ont toujours pas été découvertes, mais le président Bush peut tranquillement affirmer que ses hommes finiront par les trouver : son armée omniprésente dans le pays et y contrôlant les accès, pourrait, si le besoin se fait sentir, les emprunter à ses propres stocks et les dissimuler où bon lui semble. Mais l’exploitation du pétrole a déjà repris, fut-ce à une petite échelle.

Les inestimables collections d’antiquités sumériennes, babyloniennes, assyriennes et abbasides du Musée national, les livres de la grande bibliothèque coranique de Bagdad et d’innombrables autres antiquités ont été pillés ou détruits - les pillards bénéficiant d’une surprenante tolérance de l’occupant - ce qui a immédiatement rappelé l’invasion mongole au XIIIe siècle, dont la destruction de la florissante civilisation abbaside est devenue un symbole de la barbarie [10].

Qu’ils aient été surpris eux-mêmes par la rapidité de leur victoire militaire ou qu’ils aient été incapables de planifier à l’avance les mesures nécessaires à la prise en main d’un pays largement urbain peuplé de 20 millions d’habitants, il n’en reste pas moins que le premier mois de l’occupation états-unienne de l’Irak se résume en un mot : le chaos.

Du point de vue de l’avenir états-unien en Irak une telle situation n’est pas sans danger. La majorité de la population irakienne (environs 60 %) est chi’ite. L’interprétation chi’ite de l’Islam est fortement marquée par le messianisme : l’ordre social et le pouvoir d’État y sont perçus comme illégitimes aussi longtemps que ce dernier n’est pas exercé par le « mahdi » - l’imam caché - descendant légitime de la Maison du prophète Mahomet, c’est-à-dire issu de la lignée d’Ali (le quatrième calife, assassiné en 681). Ce rejet de l’autorité illégitime ainsi que la valorisation du sacrifice de l’imam Hussein, fils aîné d’Ali, mort dans un combat inégal avec 72 de ses partisans, encerclé près de Kerbala en 681 par des milliers de partisans du calife ummayade Jazid, après avoir refusé de capituler devant « l’usurpateur », ont conduit souvent dans l’histoire, la population chi’ite à la révolte. Aujourd’hui cette tradition de révolte inspire l’idéologie d’organisations islamiques radicales chi’ites, tel le Hezbollah libanais. Mais une autre tradition, plus pragmatique, a marqué l’histoire chi’ite depuis des siècles. Cette dernière - la tajiya - autorise les « croyants » à masquer leurs convictions et à trouver des arrangements avec le pouvoir en place dans le but de préserver l’essentiel : la continuité de la société chi’ite dans l’attente de l’arrivée du mahdi. Selon que les conditions historiques permettaient ou non l’épanouissement et l’enrichissement des couches sociales chi’ites aisées et de la hiérarchie des ulémas, c’est l’une ou l’autre de ces traditions qui dominaient le comportement de la population chi’ite. Notons que cette coexistence avec un pouvoir considéré comme illégitime, « blasphématoire » et « impur », était toujours considérée comme préférable à « l’anarchie » et au chaos [11]. Ainsi le chaos qui accompagne l’occupation états-unienne de l’Irak peut devenir un catalyseur de la radicalisation de la population chi’ite irakienne et la pousser à entreprendre la lutte contre l’occupant.

L’avenir de l’Irak dans les projets « neocons » de l’administration Bush était sensé obéir à deux buts dont l’incompatibilité ne semble pas avoir été remarquée par leurs auteurs. D’une part l’Irak devait devenir « le pivot tactique » de la domination US au Moyen-Orient, permettant aux États-Unis de s’assurer la maîtrise de la gestion du pétrole irakien - à la fois pour permettre aux compagnies pétrolières « juniors » texanes et californiennes (au sein desquelles l’administration Bush a de nombreux intérêts) de s’enrichir et s’assurer le contrôle de l’OPEP - et pour prendre pied militairement au centre de la région afin de s’assurer la soumission des classes dominantes arabes et contenir, voire menacer, les « États voyous » locaux (la Syrie et l’Iran) et les « terroristes » (le Hezbollah…). D’autre part l’Irak devait devenir « une démocratie exemplaire », inspirée du modèle états-unien, aux mains du Congrès national irakien, à la tête duquel fut installé le banquier escroc Ahmed Chalabi, « neocons » et ami des fondateurs du PNAC. Le hic, c’est qu’alors qu’un petit groupe « neocons » peut s’assurer la gestion d’une société impérialiste tels les États-Unis, au sein de laquelle les relations entre les classes et la domination bourgeoise sont historiquement établis, l’exportation de ce modèle dans une société du Tiers-Monde, exsangue après vingt ans de guerres et d’embargo, bouleversée par le renversement de la bureaucratie dominante, et qui plus est, devant garantir le pillage de sa principale ressource par les grands frères « neocons » des États-Unis, relève de la quadrature du cercle.

Les deux seuls « partenaires » américains présents sur le terrain - les deux partis qui se partagent la gestion de la zone autonome kurde - ont le défaut d’être confinés à une zone secondaire de l’Irak. De plus, s’ils ont joué la carte états-unienne de manière jusque-là soumise, ils tiennent tout d’abord à garantir leur leadership sur la population kurde, à accroître si possible la zone d’influence kurde et à éviter l’apparition d’un pouvoir stable et fort à Bagdad qui pourrait les menacer à terme. Quant aux « Irakiens libres » d’Ahmed Chalabi, ils se sont vite avérés dépourvus d’une influence quelconque dans le pays et provoquent l’hostilité de toutes les élites installées. Les réunions de « l’opposition irakienne » tenues jusque là sous la houlette de Jay Garner, propulsé au poste de « proconsul » états-unien en Irak, mais déjà coiffé d’un « vice-roi » en la personne de Paul Bremer [12], ont mis en lumière les incompatibilités entre les élites locales même les plus modérées, les nationalistes kurdes et les « opposants de l’extérieur » ramenés par les troupes US. Elles ont par ailleurs fait l’objet de la contestation massive des groupes islamistes plus radicaux, qui, refusant de s’y associer, ont organisé des manifestations de rues aux cris « dehors Saddam, dehors Bush, vive l’Islam ! ». A noter la volonté des groupes islamistes radicaux de transcender les divisions entre les chi’ites et les sunnites… Et cela en dépit des tentatives de l’occupant de découper la scène politique irakienne selon les fractures nationales et religieuses traditionnelles. Ainsi, l’élection à Mossoul d’un conseil consultatif local s’est faite selon ces fractures : les Kurdes élisant les délégués kurdes, les chi’ites, des délégués chi’ites, les sunnites, des délégués sunnites, les turkmènes, des délégués turjmènes, etc. Un tel système permet d’associer des notables locaux à l’occupation. Le présenter comme relevant de la « démocratie » constitue une farce de mauvais goût.

Devant l’échec avéré des projets irakiens des idéologues « neocons », l’administration Bush s’oriente de plus en plus clairement vers une longue occupation, avant tout militaire. Dans ce but, Georges W. Bush a annoncé le fractionnement de l’Irak en trois ou quatre zones d’occupation, confiées respectivement aux militaires états-uniens, britanniques [13] et aux mercenaires polonais [14]. Souhaitant réduire les troupes états-uniennes présentes en Irak, à la fois parce que leur présence est coûteuse et pour limiter leur exposition aux effets de la radicalisation irakienne contre l’occupation du pays, Washington a par ailleurs fait appel aux mercenaires de plusieurs autres pays pour les intégrer aux troupes d’occupation [15]. Ce sont donc les forces armées étrangères qui seront, pour un temps indéterminé, chargées de la police et de l’administration au jour le jour du protectorat américain.

5. Menaces pour l’occupant

Dès que les forces de la « coalition » états-unienne ont pénétré sur le territoire irakien, on a pu observer que loin d’acclamer les « libérateurs » auto-proclamés, la population irakienne dans le Sud du pays gardait une distance prudente envers eux. Les médias pro-interventionnistes ont alors expliqué que la population locale continuait à craindre la revanche des saddamistes. Les manifestations exigeant le départ des troupes d’occupation, qui se sont multipliées après la prise de Bagdad et l’arrêt des combats par l’armée irakienne, ont aussi été présentées comme le fait des nostalgiques de la dictature de Saddam Hussein. Si de tels mensonges, répétés à l’infini, peuvent désorienter une population ne cherchant pas d’autres sources d’informations, en particulier aux États-Unis [16], ils sont loin de modifier la situation en Irak.

Le 15 avril quelques 20 000 chi’ites ont manifesté à Nassiriya contre une réunion organisée par Jay Garner et Ahmed Chalabi dans le but de mettre en place une « administration irakienne ». « Oui à la liberté, oui à l’Islam ! » et « Non à l’Amérique, non à Saddam ! », « Personne ne nous représente à la conférence » furent leurs slogans. La manifestation était organisée par le Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak (CSRII). A Mossoul, le 13 avril, le dirigeant du Parti patriotique, que l’occupant avait installé dans les locaux de la préfecture, s’est fait huer à l’issue d’une réunion avec les Américains ; les soldats US ont ouvert le feu, tuant 14 personnes. Le vendredi 18 avril à Bagdad, des dizaines de milliers de manifestants ont envahi les rues à la sortie des mosquées, avec des calicots stipulant : « A bas les USA ! », « Ne restez pas, rentrez chez vous ! », « Non à Saddam, non à Bush ! », « USA, vous n’êtes pas les bienvenus ! », « USA = Mongols modernes » [17] Les organisateurs de la manifestation, se réclamant d’un Mouvement national unifié irakien, ont dit à l’envoyé de Reuters qu’ils représentaient les chi’ites et les sunnites [18]. Plus récemment, face aux revendications populaires de voir les soldats occupants libérer un établissement scolaire, ces derniers n’ont pas hésité à tirer par deux fois sur la foule : 17 Irakiens ont été tués, plusieurs dizaines blessés, dont des enfants à Falluja. Commencée par des bombardements intensifs, l’opération « liberté pour l’Irak » se poursuit dans le sang.

Le 22 avril ce sont des centaines de milliers, peut être plus d’un million, de chi’ites qui ont pris part au pèlerinage de Kerbala, la « cité sainte » où l’imam Hussein disparut en 681. Le régime de Saddam Hussein avait depuis 1991 interdit de tels pèlerinages, aussi la mobilisation massive peut être due au fait qu’il s’agissait d’une « première ». Ce pèlerinage n’a pas donné lieu à des manifestations politiques massives, il n’y a pas eu de proclamations politiques ni d’appels. Plus même, les tentatives au cours du pèlerinage de manifestations politiques, tentées par des groupes islamiques radicaux, sont apparues très minoritaires face à la marée humaine. Il n’en reste pas moins que ceux des pèlerins qui se réfugiaient dans la « cité sainte » à la recherche d’une autorité capable de les préserver du chaos et de les aider dans une situation où l’État ne leur garantissait plus les services vitaux, ont pris conscience de leur force. Et que les autorités états-uniennes y ont vu le danger d’une « République islamique », tout en préférant évacuer leurs troupes de la ville.

La principale figure du clergé chi’ite en Irak, l’ayatollah Ali Sistani, établi dans la « ville sainte » de Nadjaf, avait tout d’abord appelé la population, le 8 avril, à ne pas intervenir dans les combats entre les forces de Saddam et l’envahisseur, ce que Paul Wolfowitz avait immédiatement interprété comme « la première fatwa pro-américaine » [19] Une semaine plus tard Sistani a cependant expliqué que l’Irak doit être dirigé « par ses meilleurs enfants » et son fils aîné, considéré comme son porte-parole, a ajouté : « Les Américains sont les bienvenus, mais je ne crois pas qu’il soit bon qu’ils restent longtemps ». Son envoyé à Bagdad, le cheikh Al Fartusi - dont l’arrestation par les soldats US a immédiatement provoquée une manifestation de 5 000 personnes devant l’Hôtel Palestine, forçant l’occupant à le libérer -, a expliqué dans un sermon devant 50 000 fidèles le 21 avril que les États-Unis ne peuvent imposer une « démocratie » formelle en Irak qui se limiterait à accorder aux individus la liberté d’expression mais dénierait aux Irakiens le droit de choisir leur propre gouvernement [20].

Le clergé de Nadjaf semble avoir établi des rapports privilégiés avec le Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak, dirigé par l’ayatollah Mahamad Baqir al Hakim. Issu d’une scission radicale pro-iranienne du parti islamiste traditionnel Al Da’wa Islamiya fondé en 1950, présenté comme proche de l’ayatollah iranien Ali Khamenei (successeur de Khomeiny), le CSRII dispose d’une brigade de 12 000 hommes (« brigade Al Badr », qui stationnait en Iran avant l’invasion, formée de réfugiés, d’émigrants et d’officiers et soldats irakiens qui ont déserté durant la guerre Irak-Iran). La brigade Al Badr aurait traversé la frontière et pris le contrôle de la ville de Baquba (160 000 habitants), proche de la frontière iranienne, et de celle de Kout (360 000 habitants). Faisant d’abord parti du Congrès national irakien d’Ahmed Chalabi, le CSRII a rompu en janvier 2003, lorsque le conseiller US à la Sécurité intérieure, Zalmay Khalilzad, a déclaré dans une réunion des opposants irakiens, que les États-Unis n’envisageaient pas d’établir un gouvernement provisoire immédiatement, mais comptaient administrer l’Irak eux-mêmes. Favorable à la neutralité au cours des opérations militaires, le porte-parole du CSRII avait déclaré le 5 avril à Arab News : « [les chi’ites] doivent rester sur le côté pour éviter autant que se peut les dommages, jusqu’à ce qu’ils soient sûrs que la machine répressive du régime irakien aura été annihilée. Lorsque ce point aura été atteint, ils devront commencer à s’organiser eux mêmes. » [21]

6. Des administrations chi’ites

A Bagdad, la population chi’ite, paupérisée et prolétarisée, est largement concentrée dans le faubourg qui portait le nom de Saddam City. Il fut immédiatement rebaptisée Sadr City, du nom de l’ayatollah Mohammed Sadiq al Sadr, assassiné sur ordre du régime en 1999. Son fils, Muqtada al Sadr, principal rival de l’ayatollah Sistani, est entré dans la clandestinité après l’assassinat de son père. Il a organisé les chi’ites pauvres de Nadjaf et de Kufa et a établi son autorité dans les bidonvilles de la banlieue est de Bagdad, où vivent deux à trois millions de chi’ites. Les milices armées de Muqtada ont imposé leur contrôle sur Sadr City et tentent d’y organiser les services publics inexistants ou disparus. Son mouvement est favorable à une république islamique en Irak, sans être lié à l’Iran. Selon J. Cole, « le mouvement Sadr semble être intolérant et autoritaire, et avoir une base de classe dans les banlieues écrasées par la pauvreté et brutalisées par les voyous du parti Baas. (…) Comme la plupart des autres membres du clergé chi’ite, Muqtaba veut voir les Américains hors d’Irak, à court terme. » [22] Le 25 avril cent mille personnes se sont rassemblées à Sadr City pour la prière, à l’initiative du mouvement Sadr.

« C’est la tentative du clergé chi’ite (loin d’être uni dans ses efforts) de consolider l’administration dans les villes irakiennes indépendamment des États-Unis qui a conduit la Maison Blanche à accuser les « agents iraniens » d’interférer dans le pays. Les mosquées chi’ites sont devenues des centres d’organisation d’une force politique post-Baassiste indépendante du contrôle de Washington », écrit Rohan Pearce [23]. Selon J. Cole, à l’exception de Bassora « partiellement à cause d’une politique différente menée ici par le commandement britannique et partiellement à cause de l’influence des classes moyennes et ouvrières chi’ites sécularisées », dans les principales villes chi’ites le clergé et les organisations chi’ites islamistes radicales ont pris en main l’administration, assurant la sécurité et prenant en main la reconstruction des services publics vitaux. Il n’est pas inutile de souligner que la capacité d’assurer à la population les services sociaux inexistants avait été un des piliers des succès populaires d’un autre mouvement islamiste radical chi’ite, le Hezbollah libanais. Z. M. Kowalewski écrit à ce sujet : « L’enracinement de sa propre légitimité et de celle du mouvement de résistance armée parmi les masses et au niveau institutionnel fut l’ambition du Hezbollah. Il tentait de créer dans les régions paupérisées du pays ses propres réseaux d’aide sociale. Ces réseaux ont été établis au cours de la guerre civile, lorsque l’État était incapable d’assurer une quelconque aide dans ce domaine. Mais comme l’État ne fut toujours pas capable de réaliser ses fonctions dans ce domaine, dans un paysage d’abandon, de corruption et de stagnation socio-économique, [le Hezbollah] a entrepris la mise en place de ses propres programmes, indépendants de l’État. Dans ces régions où l’aide publique était insuffisante voire inexistante, le département du Hezbollah, appelé Jihad al-Binaa (Djihad de construction), a fourni à la population un large spectre de services. Il assurait gratuitement l’école et les soins de santé, aidait les paysans à assimiler les nouvelle techniques agricoles et leur offrait les semences et les engrais à des prix inférieurs à ceux du marché, installait des magasins avec des marchandises subventionnées, organisait la distribution de l’eau potable et des générateurs d’électricité, fournissait des bourses aux étudiants, s’occupait du ramassage des ordures. » [24]

L’exemple du Hezbollah, dont la guérilla a forcé Israël à évacuer le Sud Liban après huit ans d’occupation, inspire de nombreux mouvements islamiques. L’éditorial du 16 avril de Muslimedia International, site internet de l’Institut de la pensée islamique contemporaine (pro-iranien), après avoir présenté le projet américain de transformer l’Irak en un État vassal, indiquait : « Il peut y avoir, néanmoins, une courte fenêtre d’opportunité pour les mouvements politiques populaires irakiens, entre l’effondrement de l’ancien régime et l’établissement d’un nouveau. Quel que soit le soin avec lequel les États-Unis ont préparé leurs plans, une période d’incertitude politique est inévitable. Cela peut être le meilleur moment pour le peuple irakien d’affirmer ses propres aspirations. Les défis seront immenses, tant en ce qui concerne le positionnement que l’organisation du mouvement islamique en Irak et il s’attirera l’opposition de ceux qui ont leurs propres plans pour le futur de l’Irak. Il faudra voir s’il pourra saisir ce moment ; l’alternative sera une nouvelle période noire pour le peuple irakien » [25].

L’édition du 1er mai du même cite internet, propose une analyse, qui, après avoir souligné l’influence du leader du CSRII, conseille : « A leur grand crédit, les chi’ites n’ont pas sombré dans une orgie d’assassinats revanchards après la chute de Saddam. Ils doivent construire sur cette base et rassembler tous les groupes irakiens, y compris les Kurdes, qui ont été si longtemps aliénés. Dans le chaos qui saisit l’Irak aujourd’hui, les ulémas doivent mobiliser leurs soutiens pour soulager le peuple, l’aider à rétablir la distribution d’eau et d’électricité, aussi bien que la loi et l’ordre, mais sous leur propre direction, et non aider les Américains à consolider leur emprise sur le pays. Ils doivent suivre l’exemple de l’Hezbollah au Liban, qui a acquis la confiance et l’admiration de tout le monde, y compris de la communauté chrétienne avec laquelle les Musulmans se sont battus si longtemps. » [26]

Le 25 avril Donald Rumsfeld déclarait : « Nous ne permettrons pas à la minorité qui se fait entendre en ce moment de transformer l’Irak à l’image de l’Iran.(…) Nous n’autoriserons pas que la transition démocratique vécue par le peuple irakien soit détournée par ceux qui voudraient installer une nouvelle forme de dictature » [27]. Comment ? Par la force, bien sûr. « La guerre américaine "de libération" est finie. La guerre irakienne pour se libérer des Américains commence. En d’autres termes, l’histoire réelle et effrayante commence maintenant », rapportait de Bagdad Robert Fisk
[28], correspondant de l’Independent britannique en Orient depuis vingt ans, le 17 avril 2003. Donald Rumsfeld semble lui donner raison.

7. Le pétrole irakien hors de portée ?

En décembre dernier, Heritage Foundation, un groupe d’experts « neocons » liée à l’administration Bush, écrivait dans un rapport consacré à l’après-guerre en Irak : « La voie vers la prospérité économique en Irak ne sera pas construite aisément, mais l’administration Bush peut aider le nouveau gouvernement irakien a réaliser les réformes structurelles fondamentales avec la privatisation massive, ordonnée et transparente des divers secteurs de l’économie, y compris l’industrie pétrolière » [29] Selon Reuters, lors de la conférence organisée à Londres par le département d’État états-unien les 4 et 5 avril, « Les exilés irakiens et les principaux officiels états-uniens ont convenu (…) que les compagnies pétrolières internationales pourront jouer un rôle dirigeant dans le remise en marche de l’industrie pétrolière irakienne après la guerre. » [30]

Disposant d’immenses réserves dont l’exploitation est aisée d’un pétrole d’excellente qualité vendu à un prix sans concurrence [31], l’Irak a aiguisé les appétits de l’administration Bush, fort liée aux compagnies pétrolières « juniors » texanes et californiennes. Mais ces compagnies, pour survivre, ont besoin de cours élevés du pétrole, car le coût du baril issu de leurs exploitations est un des plus élevés au monde. Par ailleurs, elles n’ont pas forcément les capacités financières nécessaires à la remise en état des installations existantes - plus d’un milliard de dollars, selon Yahya Sadowski - ni pour élever la production irakienne à 6 milliards de barils par jour, que le même expert estime à 30 milliards de dollars [32]. C’est pourtant une telle production qui pourrait permettre à l’Irak, c’est-à-dire aux États-Unis, de s’assurer le contrôle de l’OPEP, autre rêve de l’administration américaine, déjà formulé par Henry Kissinger dans les années 1970 et qui hante les « neocons ».

La solution pourrait bien consister à offrir aux pétroliers « juniors » amis, des parts des réserves irakiennes et de l’industrie pétrolière irakienne, en assurant en même temps aux géants américains Exxon-Mobil et Chevron-Texaco, ainsi qu’à Shell et à British Petroleum des parts suffisantes pour éviter que ces puissantes compagnies ne soulèvent des vagues, tout en passant outre aux protestations françaises (TotalFinaElf), allemandes, russes et chinoises - l’axe coupable de n’avoir pas soutenu l’effort de guerre états-unien. Selon Le Monde [33] « l’administration américaine aimerait tailler un nouveau cadre juridique » pour « offrir une sorte d’immunité légale protégeant les compagnies contre les poursuites devant les tribunaux ». A cet effet « l’administration Bush dispose d’une autre arme de choc : la possession des cartes géologiques du sous-sol irakien imbibé d’or noir ».

Mais un tel passage de force n’est pas aisé. Pour mener à bien la privatisation du pétrole irakien, c’est-à-dire s’assurer que ceux qui doivent l’être seront servis de façon prioritaire, l’administration Bush aurait récemment offert le poste de patron de la société nationale irakienne à Fadhil Chalabi, directeur du Center for Global Energy Studies, lié par des liens familiaux à Ahmed Chalabi, l’homme lige de Washington à la tête du Congrès national irakien. L’intéressé, « ne voulant pas apparaître comme un sous-fifre de Washington » aurait décliné l’offre. Le pétrole irakien, nationalisé en 1972, est la seule véritable ressource du pays. Son bradage ne manquera pas de soulever l’opposition populaire en Irak, au-delà de ce que provoque la seule présence des troupes étrangères dans le pays. Fadhil Chalabi n’est pas candidat au suicide.

Les pétroliers qui ont entrepris des négociations avec l’Irak sous Saddam ne comptent pas non plus se laisser faire. Ainsi Lukoil russe, le mieux placé car il a conclu des contrats avec le régime de Saddam Hussein pour l’exploitation des réserves pétrolières irakiennes, menace de porter l’affaire devant la Cour d’arbitrage de Genève, ce qui selon les traités internationaux en vigueur devrait entraîner le gel immédiat des réserves concernées. TotalFinaElf, ne disposant que d’un protocole d’accord signé réclame également le respect des engagements antérieurs. L’empressement du gouvernement Chirac à faire rentrer l’ONU sur le terrain de la reconstruction de l’Irak n’est pas sans liens avec ces accords, dont la réalisation garantirait à la compagnie pétrolière française une solide assise en tête du peloton grâce à l’exploitation des cinq champs pétroliers géants de Majnoun et Bin-Umar, parmi les plus profitables en Irak. La compagnie chinoise CNPC, qui a pour sa part paraphé un accord de partage de la production du champ Al-Adhab en 1997, est également sur les rangs avec le soutien de son gouvernement.

Le passage en force des États-Unis est gros d’une crise internationale, d’une bien plus grande ampleur que celle qui a précédé l’invasion de l’Irak. Elle pourrait voir le Japon, principal consommateur du pétrole du Golfe, rejoindre l’axe Paris-Berlin-Moscou-Pekin. L’administration Bush serait alors opposée à trois puissances impérialistes secondaires et à trois États disposant d’armes nucléaires. Les structures internationales qui ont permis la mondialisation néolibérale pourraient alors voler en éclats. Il n’est pas certain que les géants pétroliers, en premier lieu Exxon, soient prêts à envisager tranquillement la possibilité d’un conflit inter-impérialiste ouvert et la contraction du marché mondial que cela provoquerait. Et il n’est pas sûr que George W. Bush soit prêt à engager la campagne pour sa réélection dans un climat à ce point alourdi. Une fois de plus les rêves des « neocons » et de leurs pourvoyeurs pétroliers « juniors » semblent avoir dépassé l’horizon politique de leurs auteurs. « L’administration Bush - écrivait Y. Sadowski - a conçu sa campagne contre Bagdad sans la moindre participation de ces compagnies [Exxon-Mobil et Chevron-Texaco] et dans l’ignorance absolue des bases de l’économie pétrolière. » [35]

L’occupation états-unienne de l’Irak, si elle parvient à se stabiliser, conduira sans nulle doute à la privatisation au moins partielle du pétrole irakien. La Société nationale irakienne, si elle dispose de cadres et des connaissances, manquera cruellement de capitaux si l’occupant, ou le protectorat américain devant lui succéder, le décide. Comme sous le régime Saddam soumis à l’embargo, la mise en exploitation des nouveaux champs et la modernisation des exploitations existantes nécessitera donc des investissements étrangers. Fadhil Chalabi l’avait dit explicitement au Christian Science Monitor de Boston : « Nous avons besoin d’un immense montant d’argent qui s’investisse dans le pays. La seule voie est de privatiser partiellement notre industrie. » [36] Une telle opération pourrait soulever moins d’oppositions en Irak même - les principales forces de l’opposition, les organisations islamistes, ne sont pas ennemis de la propriété privée et la gauche irakienne est faible et désorientée [37]. Mais sa réalisation implique un accord inter-impérialiste.

8. La fuite en avant des « neocons »

« Le ministre des infrastructures nationales Joseph Paritzky a demandé une estimation de l’état du vieil oléoduc allant de Mossoul à Haifa, en envisageant la reprise du transport du pétrole lorsqu’un régime ami aura été installé après la guerre en Irak », écrivait le quotidien israélien Haaretz [38]. Cet oléoduc a été mis hors service lors de l’établissement de l’État d’Israël en 1948, remplacé par l’oléoduc syrien. Même dans l’éventualité - très improbable - que la « feuille de route » élaborée par le « quartet » (États-Unis, Union européenne, Russie, ONU) aboutisse à des résultats, la remise en route de cet oléoduc impliquerait que l’État palestinien envisagé soit totalement inféodé à Israël. Le but de cette feuille de route est de contraindre l’Autorité palestinienne à mettre « un terme immédiat et inconditionnel à la violence » et à reprendre la « coopération sécuritaire sur la base du plan de travail Tenet » avec Israël, c’est-à-dire à tourner le dos aux aspirations du peuple palestinien. Son effet ne peut être autre que de priver l’Autorité palestinienne de la légitimité dont elle dispose encore et de renforcer en retour la légitimité des islamistes radicaux, bref de faire perdurer la guerre inégale et sans issue dont la population palestinienne est la première victime, mais dont souffrent également les habitants d’Israël.

Au lendemain de la prise de Bagdad, Bush a publiquement déclaré « Je pense que nous croyons qu’il y a des armes chimiques en Syrie » et son porte-parole, Ari Fleischer, a renchéri en disant que le programme syrien d’armes chimiques était « bien connu », que la Syrie était un « État voyou », l’avertissant qu’il doit « sérieusement peser les implications de ses actions » [39] Après l’invasion de l’Irak, celle de la Syrie ?

L’imagination des « neocons » et de leurs clients de la droite israélienne n’a pas de limites, mais l’agression de la Syrie n’est pas (encore ?) à l’ordre du jour de l’administration Bush. Pourtant la Syrie, alliée aujourd’hui - après avoir tenté sans succès de le contenir - avec le Hezbollah libanais, est une épine dans les plans américano-israéliens de réorganisation du Moyen-Orient. Washington tente donc de profiter de l’impact de son « triomphe militaire » pour encourager le régime syrien à coopérer. Lors de sa visite à Damas le 3 mai, Colin Powell, secrétaire d’État états-unien, a en effet exigé rien de moins que la Syrie réduise au silence les organisations palestiniennes qualifiées par Washington de « terroristes » - le Hamas et le Djihad islamique - et mette fin aux activités anti-israéliennes du Hezbollah libanais. Il a par ailleurs exigé que la Syrie consigne les fonds irakiens déposés sur son territoire et remette aux autorités états-uniennes les responsables ou les scientifiques irakiens réfugiés chez elle - deux exigences contraires aux lois internationales. Enfin s’arrêtant à Beyrouth, il a demandé que le Liban se débarrasse de toutes les forces étrangères - autrement dit que le protectorat syrien fasse partir les quelques vingt mille militaires de son protecteur.

La gesticulation états-unienne a pour le moment produit un effet « collatéral » : réunis à Riyad le 19 avril les ministres des affaires étrangères de l’Arabie saoudite, de la Turquie, de l’Iran, de la Syrie, de la Jordanie, du Koweït, du Bahreïn et de l’Égypte - outre la Syrie et l’Iran, tous clients des États-Unis - ont rappelé dans un communiqué commun « l’obligation des forces d’occupation, en vertu de la 4e convention de Genève, de se retirer d’Irak et de permettre aux Irakiens d’exercer leur droit à l’autodétermination ». Ils ont affirmé « n’accepter aucune ingérence dans les affaires intérieures de l’Irak » et souligné que l’exploitation des ressources naturelle irakiennes « devrait être en conformité avec la volonté du gouvernement irakien légitime », insistant enfin sur « le rôle central des Nations unies ». Enfin la conférence a apporté son « soutien à l’initiative syrienne appelant à l’élimination des armes de destruction massive du Moyen-Orient », ce qui concerne en premier lieu les armes nucléaires, chimiques et bactériologiques… israéliennes. Enfin, le 29 avril, l’Arabie saoudite a obtenu de Donald Rumsfeld le retrait des troupes états-uniennes de la base qui servait jusque-là de commandement des forces aériennes US dans la région. La réorganisation états-unienne du Moyen-Orient commence donc par l’apparition d’un front du refus, rapprochant des régimes jusque-là fortement opposés comme le saoudien et l’iranien. Ajoutons enfin, que le ministre des affaires étrangères de la Grande-Bretagne, le très blairiste Jack Straw, a jugé utile de prendre ses distances avec Georges W. en déclarant que la Syrie n’est pas sur la liste des prochaines expéditions et que la Grande-Bretagne ne sait rien sur des armes chimiques interdites dont disposerait la Syrie.

9. Une faiblesse structurelle

L’engouement de l’administration Bush pour les démonstration de force militaire cache mal le relatif affaiblissement des fondements de l’impérialisme états-unien. Un des effets pervers de la « reaganomique », dont le but était de rétablir le taux de profit au détriment des salaires, fut le développement excessif du secteur des services au détriment du secteur industriel. La politique économique initiée par Reagan - et poursuivie depuis, même si c’est avec des fluctuations - a conduit à une explosion des inégalités : « Dans les sociétés citées dans le classement des 500 de Fortune, le ratio entre salaires annuels des PDG et des ouvriers qui était de 1 à 40 en 1970 atteint désormais le rapport de 1 à 531, selon Proxinvest » [40]. Ces inégalités, tout en réduisant la demande des salariés, ont produit une explosion de services d’un certain type : « Aux États-Unis, le développement des services n’est plus celui d’un tertiaire moderne, mais le retour à la vieille gabegie des sociétés aristocratiques du passé », commente Emmanuel Todd [41]. La structure du PNB états-unien s’en ressent : en 2000 [42], l’industrie manufacturière ne contribuait plus que pour 15,9 % au PNB, l’industrie extractive pour 1,4 %, la construction pour 4,7 % et l’agriculture pour 1,4 % - autrement dit les activités productives dans l’ensemble représentaient seulement 23,4 % du PNB. Si l’on y ajoute de plus les services indispensables à la réalisation de la plus-value produite - les transports (12,3 %) et le commerce de gros et de détail (15,9 %) - on dépasse à peine les 51,6 % du PNB. D’où provient le reste ? Pour 21,9 % des « services personnels », 19,6 % des finances-assurances-immobilier et enfin 12,3 % de l’État [42]. Les « services personnels », ou services à domicile, relèvent pour une grande part de la « vieille gabegie » stigmatisée par Todd. L’État, outre quelques activités productives qu’il assure, joue au « yoyo » avec ses bons du Trésor et prélève ainsi un impôt mondial. Quant aux finances-assurances-immobilier, c’est pour une part la bulle financière dont l’effondrement d’Enron et de quelques autres joyaux de la « nouvelle économie » a montré le caractère virtuel et pour une autre, l’effet de la redistribution (le terme « pillage » serait plus approprié) du produit social (états-unien, mais aussi mondial) au profit du capital financier et spéculatif. La première armée du monde n’est pas là pour terrasser les Ben Laden, mais bien en dernière instance pour maintenir un ordre mondial qui permette ce pillage.

Entre 1994 et 2000 cependant, la croissance de ce secteur virtuel (finances-assurances-immobilier) fut plus de deux fois plus rapide que celle de l’industrie, masquant largement le retard accumulé dans le secteur productif, notamment dans le domaine de la productivité, dont a témoigné récemment la décision de l’administration Bush d’instaurer des barrières douanières pour les produits sidérurgiques, la sidérurgie américaine étant incapable de faire face à la concurrence, notamment européenne. Le déficit commercial des États-Unis est le symptôme de cette faiblesse. L’Amérique a besoin de plus d’un milliard de dollars de rentrées financières par jour pour couvrir le déficit commercial. Comme l’écrit encore E. Todd, « C’est le mouvement du capital financier qui assure l’équilibre de la balance des paiements américaine. (…) Si l’on tient compte du fait, que la majorité des biens achetés à l’extérieur sont destinés à la consommation, correspondant à une demande infiniment renouvelable à court terme, alors que le capital financier investi aux États-Unis devrait correspondre en majorité à des investissements à moyen et long terme, on doit admettre qu’il existe quelque chose de paradoxal, pour ne pas dire de structurellement instable dans le mécanisme » [43]. En effet, « les investisseurs étrangers détiennent plus de 18 % de la capitalisation boursière des actifs américains à long terme, et 42 % du stock des bons du Trésor ». Or, « ces sommes pourraient quitter le pays instantanément en actionnant quelques touches d’un clavier d’ordinateur » [44]). Au cours des années 1990 on a observé une lente évolution des investissements étrangers : par exemple en 1993 le Japon avait investi 17 500 milliards de yens aux États-Unis et seulement 9 200 en Europe, mais en 2000 les proportions se sont inversées - 13 500 en Amérique du Nord et 27 000 en Europe [45]. La poursuite d’une telle tendance et sa généralisation mettraient fin au financement de la croissance américaine par le reste du monde.

L’apparition de l’euro - devise refuge potentielle - rend plus compliquée la manipulation du cours du dollar, qui jusque-là permettait à l’économie états-unienne de « réguler » selon ses besoins les variations du déficit commercial et des investissements étrangers. On comprend donc pourquoi Bush voit d’un mauvais œil l’éventualité de l’entrée de la Grande- Bretagne au sein de l’Union monétaire - à laquelle aspire la City de Londres dans sa majorité et qui fut un des projets du gouvernement Blair. « La montée de l’euro - écrit E. Todd - peut symétriquement favoriser à long terme l’industrie américaine, mais assécher en contrepartie l’approvisionnement en capital financier des États-Unis, brutalement, à très court terme » [46]. La préservation d’un champ de négociation et de coopération avec les impérialismes secondaires, japonais et européen, apparaît ainsi cruciale. Mais ce n’est pas la voie que semble emprunter Bush [47].

Face à ces enjeux, la politique de l’administration « neocons » de George W. Bush relève d’une fuite en avant : accroissement du déficit états-unien du fait de l’augmentation simultanée des dépense de l’État (en particulier militaires) et de la réduction d’impôts pour les plus riches (le congrès a voté une réduction d’impôts de 550 milliards de dollars, mais Bush envisageait au départ une réduction de 725 milliards !) - un moyen douteux d’attirer les investissements étrangers, car le creusement du déficit et la baisse conséquente du dollar risquent de réduire à néant les éventuelles bénéfices nets ainsi réalisés, mais une forme de redistribution des revenus au profit de la « upper middle class » (classe moyenne supérieure) dont font partie majoritairement les « neocons ».

Il ne faut pas cependant confondre les tendances de moyenne et longue durée et un processus achevé. L’affaiblissement structurel de l’économie états-unienne dans l’économie mondiale est compensé par la domination stratégique des États-Unis. Des victoires politico-militaires peuvent contenir les contradiction, permettre de marquer des points contre les concurrents, retardant ainsi certains processus et même déplaçant certaines contradictions. Les tendances à long terme ne relèvent pas de la fatalité. Il y a des moments de crise, où l’Histoire peut bifurquer, où son cours peut être dévié.

10. Altermondialisme face aux nouveau défis

Les tensions inter-imperialistes que la préparation de la guerre irakienne a révélées comme la concurrence exacerbée à la fois par le déclin de l’économie états-unienne et la phase basse du cycle économique dans les principales économies mondiales, annoncent une période où les bourgeoisies impérialistes vont développer une propagande « chauvine », valorisant « leur » aire d’influence et dévalorisant celle du concurrent. Cela a déjà commencé aux États-Unis avec une campagne orchestrée par l’administration Bush contre « la France » et « l’Allemagne », qui n’est pas sans rappeler une certaine propagande développée avant 1914 chez les futurs belligérants.

Le mouvement altermondialiste est parvenu pour l’essentiel à préserver son indépendance, évitant de s’aligner sur l’un des protagonistes du conflit inter-impérialiste. Le mouvement anti-guerre qu’il a suscité et au sein duquel - du moins en Europe, en Amérique latine, au Japon et aux États-Unis - il a joué un rôle moteur n’est pas tombé dans le piège de l’alignement sur « le camp anti-guerre institutionnel » des Chirac, Schröder, Poutine et compagnie. Néanmoins ce mouvement, dans certains pays européens du moins et surtout dans les pays à dominante musulmane de l’Asie, a largement dépassé le champ d’influence du mouvement altermondialiste, mobilisant des centaines de milliers de nouveaux manifestants. La révolte anti-guerre de nombre d’entre eux prenait sa source dans des conviction religieuses - l’Islam en premier lieu, mais aussi le catholicisme du fait de l’engagement du pape - voire dans des identités nationales. Dans certains pays arabes et asiatiques, où le mouvement altermondialiste n’a pas connu un développement similaire à celui qu’il a acquis dans les deux Amériques et en Europe, les organisations islamistes radicales ont affronté les bureaucraties étatiques aux prétentions « nationalistes » pour l’hégémonie au sein du mouvement anti-guerre. Le fait qu’en Irak la lutte contre l’occupation états-unienne est menée sous le drapeau de l’Islam va renforcer la mainmise des courants islamistes réactionnaires sur certains secteurs du mouvement anti-guerre, dévoyant son caractère anti-impérialiste.

Le rôle joué par le Conseil de Sécurité de l’ONU - le club fermé des grandes puissances et de leurs clients - dans les débats précédant la guerre en Irak, a de même répandu des illusions sur la « légalité internationale », contribuant à dévoyer le tranchant anti-impérialiste des mobilisations anti-guerre, suggérant que des règlements formels pourraient contraindre les classes dirigeantes à adopter une conduite « légale » au moment même où Bush et les siens décidaient de passer outre et d’employer l’argument de la force, alors qu’inséré dans les rapports politiques mondiaux, l’ONU est en même temps une aire d’expression des contradictions inter-étatiques mais aussi un instrument au service des politiques néolibérales de récolonisation.

De tels dévoiements n’arrêtent pas le développement du mouvement anti-guerre là où ils se produisent. Au contraire, le sentiment religieux des masses peut constituer dans certains pays un levier puissant de mobilisation contre la politique guerrière… de l’autre. Mais il affaiblit la solidarité et l’unité internationale du mouvement, oppose un secteur national à l’autre et, en fin de compte, affaiblit le mouvement anti-guerre là où sa mobilisation pourrait être la plus efficace : au cœur de la superpuissance états-unienne. Les attaques d’Al Quaida contre la population des États-Unis le 11 septembre 2001 n’ont pas seulement permis aux groupes les plus belliqueux et les plus impérialistes des « neocons » états-uniens d’imposer leurs projets au sein de l’administration US. « Les attaques du 11 septembre (…) ont fourni aux impérialistes américains la force complémentaire du nationalisme blessé - un phénomène beaucoup plus profond, plus populaire et plus dangereux, renforcé par le nationalisme israélien d’une grande partie de la communauté juive américaine. Une autre attaque sur le continent américain enflammerait ce nationalisme et renforcerait encore le soutien accordé à des "vengeances" encore plus agressives et plus ambitieuses », écrit Anatol Lieven du Carnegie Endowment for International Peace [48]. Ce qui vaut pour les attaques terroristes est également à prendre en considération - bien que dans une moindre mesure - si les mouvements anti-guerre et les mobilisations contre l’occupation états-unienne de l’Irak devaient revêtir les habits idéologiques d’une lutte identitaire.

La force du mouvement altermondialiste vient du fait que son opposition aux politiques néolibérales - que le Capital cherche à imposer au monde entier sous le label de « la mondialisation » - et sa revendication d’un « autre monde possible », tendent à unifier naturellement les révoltes sur tout le globe et leur impriment une orientation spontanément internationaliste. Les fractures apparaissant dans cette agression uniforme, les conflits inter-impérialistes qui, on l’a vu, se sont aiguisés, imposent au mouvement altermondialiste de passer à un niveau supérieur d’unité, sous peine de retomber dans les ornières de la défense de son pays, de sa région, de son identité et de régresser de l’internationalisme qui le caractérise à une forme de néo-chauvinisme.

En Europe en particulier le mouvement altermondialiste doit se garder de « l’affirmation de valeurs européennes différentes » [49]. La politique agressivement néolibérale de démantèlement des systèmes de retraites en vue de les confier aux fonds de pensions privés et plus généralement du « laminage de "l’État social" » [50], conduite par l’Union européenne de pair avec ses tentatives d’opposer aux États-Unis une « Europe-puissance », préserve le mouvement altermondialiste de toute idéalisation des « valeurs européennes ». Son engagement dans les formes plus traditionnelles de la lutte de classes, aux côtés du mouvement ouvrier historique, le pousse dans la bonne direction.

Il n’en reste pas moins qu’à l’échelle internationale seule la capacité du mouvement altermondialiste de remplir d’un contenu plus précis sa revendication d’un « autre monde possible », c’est-à-dire sa capacité à inventer un projet socialiste pour le XXIe siècle et à tirer les enseignements des échecs historiques du mouvement ouvrier du siècle précédent, pourra l’armer en vue de la bataille idéologique qu’il doit mener contre les mouvements islamistes radicaux et les courants « néo-chauvins ». Ce faisant il renforcera ses liens internationaux et sera capable d’une opposition encore plus efficace à la dérive guerrière des impérialismes. Un nouvel « août 1914 » n’est pas inévitable. Le mouvement altermondialiste peut l’empêcher.

* Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale.
1. Cité par Le Monde du 9 mai 2003.
2. Le Monde du 26 avril 2003. Pour sa part Libération du 29 avril parle de 29 000 bombes et missiles tirés, pour les deux-tiers à distance, c’est-à-dire hors de portée de la DCA irakienne (les bombes guidées peuvent être tirées d’une distance de 10 à 20 kilomètres, elles arrivent en silence sur leur cible).
3. Selon le Guardian du 3 avril, cité par Ahmad Musa, Reality of America’s « clean war » emerging despite propaganda, Muslimedia.com du 16 avril 2003.
4. Dans un rapport daté du 29 avril 2003, Human Rights Watch écrit que « le Département états-unien de la Défense a admis avoir employé près de 1 500 bombes aériennes à fragmentation, mais n’a révélé aucune information en ce qui concerne les obus à fragmentation, qui pourraient être bien plus nombreux. (…) Le Ministère britannique de la Défense a admis le 24 avril que ses forces ont employé 2 100 obus à fragmentation et au moins 66 bombes à fragmentation BL-755 au cours du conflit. (…) D’autres rapports font état de l’emploi par les forces terrestres britanniques du Système de lancement des missiles multiples ». Human Rights Watch exige - sans effet pour le moment - que la coalition indique les lieux d’emploi de ces munitions, car selon les sources militaires elles-mêmes, entre 2 % et 16 % d’entre elles pour les modèles les plus récents, bien plus en ce qui concerne l’ancienne BL-755, n’explosent pas, minant ainsi le terrain visé.
5. William Rivers Pitt, The Project for the New American Century, <[www.newamercivancentury.org-> ; http://www.newamercivancentury.org/]>. L’auteur, journaliste de New York Times, a publié "War on Iraq", Context Books (avec Scott River) et "The Greatest Sedition is Silence", Pluto Press.
6. ibid.
7. The National Security Strategy of the United States of America, document dont la paternité est attribuée à Condoleeza Rice. Cf. <[www.whitehouse.gov/nsc/nss.html-> http://www.whitehouse.gov/nsc/nss.html]>
8. Le budget militaire, après l’augmentation de 47 milliards de dollars pour l’exercice 2003 et la rallonge de 74,7 milliards de dollars pour faire face au coût de la guerre qui vient d’être votée, dépasse celui de l’ensemble des cent quatre-vingt-onze autres pays de la planète, selon Fareed Zakaria (Newsweek du 24 mars 2003). L’objectif de dépasser les 3,8 % du PNB, fixé par le PNAC en septembre 2000 a été dépassé.
9. Voir à ce sujet l’article de François Vercammen, USA limited vs Europe SA, Inprecor n° 480/481 de mars/avril 2003.
10. La destruction de la bibliothèque de Bagdad a alors privé l’humanité d’une partie de son histoire. L’armée états-unienne a laissé faire les pillages, organisés par des spécialistes et non fruit d’une révolte des pauvres gens. Selon le Washington Times du 20 avril 2003 les chefs de l’armée d’occupation disposaient d’une liste de 16 sites dont la protection était considérée comme prioritaire, établie par le Pentagone le 26 mars. Le Musée de Bagdad figurait en n° 2 sur cette liste. Mais le général Brook, qui dirigeait les troupes à Bagdad durant les pillages, « ne le savait pas » (sic !) et a laissé faire les pillards.
11. Cf. Zbigniew M. Kowalewski, Hezbollah - szyicki "islam rewolucyjny "(Hezbollah - "l’islam révolutionnaire" chi’ite), Rewolucja n° 2, Varsovie 2002.
12. La nomination de Paul Bremer par George W. Bush a donné lieu à des cafouillages qui témoignent de la panique qui règne à Washington devant la faillite avérée des projets « neocons » pour l’Irak. Alors que les informations officieuses annonçaient depuis le 30 avril la nomination d’un diplomate à la tête de l’administration d’occupation, et donc au-dessus de Jay Garner, Donald Rumsfeld, en tournée dans le Golfe et à Londres, s’est fendu d’un démenti le vendredi 2 mai, avant que d’être obligé de faire machine arrière. Paul Bremer devra coiffer à la fois Jay Garner, chargé des travaux de reconstruction, et Zalmay Khalilzad, l’ambassadeur spécial désigné par Bush pour organiser « la transition politique ».
13. Notons que juste avant cette annonce le chef d’État-major de l’armée britannique, l’amiral Michael Boyce, avait annoncé que ses troupes étaient « surmenées » et qu’elles « ne peuvent pas être engagées dans un autre conflit d’ici à la fin de l’an prochain sans souffrances supplémentaires » (Le Monde du 2 mai 2003). Manière de dire qu’il est temps de rentrer à la maison…
14. Il n’est nullement question d’élever la Pologne au rang de « partenaire » des l’impérialismes US et britannique. Atteinte d’une crise financière que l’achat récent des F-16 états-uniens a encore plombée, l’armée polonaise est demandeuse de « missions » financées par ceux qui ont besoin de « chair à canon ». Le gouvernement du social-démocrate et ex-bureaucrate post-stalinien Leszek Miller n’aspire à rien d’autre qu’à remplir les caisses en louant ses soldats.
15. Selon Le Monde du 6 mai, un responsable du Pentagone, outre les trois pays mentionnés, a annoncé que les troupes des pays suivants participeront à l’occupation de l’Irak sous la houlette des États-Unis : la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la République tchèque, la Slovénie, la Slovaquie, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie. Par ailleurs les Philippines, le Qatar, l’Australie et la Corée du Sud se sont engagés à fournir une aide civile, logistique ou médicale.
16. L’efficacité de la propagande diffusée depuis Washington, martelée quotidiennement par les chaînes comme Fox-TV ou CNN, ne doit pas être sous-estimée : entre 42 % et 56 % des Américains (les sondages varient) ont fini par être convaincus que Saddam Hussein était directement impliqué dans les attaques du 11 septembre 2001 !
17. Cité par Praful Bidwai, A New, angry, Pentagon colony, Frontline, vol. 20, n° 9, du 26 avril 2003. Frontline est un news magasine indien.
18. Cité par Rohan Pearce, Iraqis demand : "Invaders out now !", Green Left Weekly du 23 avril 2003. Green Left Weekly est l’hebdomadaire du Parti socialiste démocratique d’Australie.
19. La fatwa est un document religieux ayant la force d’une loi. Wolfowitz a fait preuve de son ignorance, car un discours oral ne peut être une fatwa.
20. Juan Cole, Shiite religious parties fill vacuum in southern Iraq, Middle East Report Online, 22 avril 2003 <[www.merip.org/mero/mero042203.html-> http://www.merip.org/mero/mero042203.html]>. Juan Cole enseigne l’histoire du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud à l’Université de Michigan.
21. Rohan Pearce, Shiites lead opposition to US occupation, Green Left Weekly, 7 mai 2003.
22. op. cit.
23. Green Left Weekly du 7 mai 2003, op. cit.
24. op. cit.
25. <[www.muslimedia.com/archives/editor...> http://www.muslimedia.com/archives/editorial03/editor156.htm]>
26. Zafar Bangash, Iraqi Muslims facing grim future, as US joins long line of invaders to have raped Iraq, Muslimedia International, 1-15 mai 2003. <[www.muslimedia.com/irq-grim.xml-> http://www.muslimedia.com/irq-grim.xml]>
27. Cité par Le Monde du 27-28 avril 2003.
28. <http://argument.independet.co.uk/commentators/story.jsp?story=397925>
29. Cité par Doug Lorimer, Oil and the Bush plan for global domination, Green Left Weekly du 23 avril 2003.
30. ibid.
31. Cf. Inprecor n° 480/481 de mars/avril 2003, p. 8.
32. Yahya Sadowski, Vérités et mensonges sur l’enjeu pétrolier, Le Monde Diplomatique, avril 2003.
33. Marc Roche, Le casse-tête de la propriété de l’or noir, Le Monde du 24 avril 2003.
34. Marc Roche, Le grand frisson de la réorganisation pétrolière, Le Monde du 4-5 mai 2003.
35. op. cit.
36. Cité par Doug Lorimer, Oil and…, op. cit.
37. Le Parti communiste irakien a refait surface, s’est procuré des locaux dans plusieurs villes (souvent des anciens sièges de la police politique abandonnés) et a commencé à publier un journal. Quelques dizaines de personnes ont manifesté le 1er mai à son appel à Bagdad. Mais ni ses écrits, ni les rapports des journalistes, ne semblent indiquer qu’il ait même compris l’enjeu de la mise en place d’une administration non soumise à l’occupant - ce qu’ont compris les islamistes - ni qu’il ait un instant envisagé d’impulser l’auto-organisation populaire pour rétablir l’eau et l’électricité. Ses dirigeants rêvent d’un socialisme à la suédoise, ce qui a inspiré à un reporter progressiste indien ce commentaire : « A ce moment il est un peu difficile de regarder cette ville encore fumante et déchirée par les tanks et les kalashnikovs et d’imaginer qu’elle pourrait jamais se transformer en une sorte de Stockholm. Mais il est aussi difficile de regarder autour de soi et de l’imaginer se transformer en une nouvelle Kansas City ou une nouvelle Des Moines. Si Jay Garner peut rêver grand, pourquoi pas Malik. » Ce n’est en tout cas pas du PCI que viendra l’alternative aux islamistes…
38. Akiva Eldar, Le pipeline vers Haifa, les rêves pétroliers irakiens du ministre israélien, Haaretz, 1 avril 2003.
39. Cité par Laila Juma, US increases political pressure on Syria after deposing Saddam, Muslimedia International, 1-15 mai 2003, <[www.muslimedia.com/syr-uspress.xml-> http://www.muslimedia.com/syr-uspress.xml]>
40. Frédéric F. Clermont, Vivre à crédit ou le credo de la première puissance du monde, Le Monde Diplomatique, avril 2003.
41. Emmanuel Todd, Après l’Empire, Gallimard, Paris 2002, p. 114.
42. Selon le Bureau of Economic Analysis, cité par E. Todd, op. cit., p. 83.
43. E. Todd, op. cit., p. 107.
44. Frédéric F. Clermont, op. cit. On se souvient comment, en pleine guerre du Vietnam, l’administration française de Charles De Gaulle a mis à mal le Trésor américain en convertissant en or ses réserves de dollars. La réalisation des bons de Trésor US ou des actifs boursiers par les capitalistes japonais et européens pourrait aujourd’hui produire une crise similaire.
45. <[www.jin.jac.02.jp/stat/stats/08TRA...> http://www.jin.jac.02.jp/stat/stats/08TRA42.html]>, cité par E. Todd, op. cit. p. 225.
46. Op. cit., p 229.
47. « Je me demande si l’ONU est indispensable au XXIe siècle. Mes collaborateurs sont en train de réfléchir à la question », aurait dit Bush en février au ministre turc des affaires étrangères, selon le quotidien turc Çumhuryet (rapporté par Le Monde Diplomatique d’avril 2003). Ron Paul, représentant républicain du Texas radicalement « neocons », est allé plus loin, proposant au vote du Congrès un « American Sovereignty Restoration Act » (loi de restauration de la souveraineté américaine !) qui stipule la sortie des États-Unis de l’ONU et d’autres institutions internationales au sein desquelles les USA n’ont pas la majorité absolue (cf. <[www.antiwar.com/paul/paul66.html-> http://www.antiwar.com/paul/paul66.html]>).
48. Anatol Lieven, A Trap of Their Own Making, London Review of Books, vol. 25, n° 9 du 8 mai 2003, <[www.lrb.co.uk/v25/n09/print/liev01...> http://www.lrb.co.uk/v25/n09/print/liev01_html]>
49. C’est ce que semble proposer Bernard Cassen, dirigeant bien connu d’ATTAC et du mouvement altermondialiste, dans un article publié par Le Monde Diplomatique en mai 2003. Est-ce un glissement de plume ou le symptôme d’une orientation ? Cf. B. Cassen, L’Union européenne malade de l’atlantisme, Le Monde Diplomatique, mai 2003.
50. op. cit.