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Europe : vers un thatchérisme continental ?

dimanche 13 juillet 2003, par Michel Husson

Projet d’article pour Inprecor

L’offensive néo-libérale en France et en Allemagne, l’absence d’attitude unifiée sur la guerre en Irak, le projet de Constitution, la récession économique : voilà les grands paramètres d’une situation complexe et incertaine, qui combinent les facteurs de crise et la nécessité pour la bourgeoisie d’approfondir son offensive contre l’Etat social.

De l’embellie à la récession

Entre 1997 et 2001, dix millions d’emplois ont été créés dans les pays de l’Union européenne (+ 6,5 %), dont 6 millions occupés par des femmes, tandis que le nombre de chômeurs baissait de 4 millions de personnes1. Ce résultat pourrait apparaître comme la validation de la stratégie européenne d’unification : finalement, les efforts d’assainissement consentis pour satisfaire aux critères de Maastricht pour la mise en place de l’euro n’auraient donc pas été inutiles. Les promesses de l’euro auraient été finalement tenues, puisque sa création aurait permis d’accéder à une meilleure croissance et de connaître une véritable embellie. Dans le cas français, le pari pris par Jospin à Amsterdam, quelques semaines après son accession au pouvoir, aurait été tenu : il était effectivement possible de combiner l’euro à la mode de Maastricht et une politique économique plus favorable à l’emploi.

Curieusement, personne ne tient ce langage triomphaliste. Même la Commission ne s’y risque pas et reconnaît qu’il est : « incontestablement malaisé de déterminer quelle part de l’amélioration globale des performances en matière d’emploi dans l’Union au cours des cinq dernières années est attribuable à l’adoption de la SEE [Stratégie Européenne pour l’Emploi], et quelle part est due à l’amélioration de la situation économique 1 ». Pourquoi tant de modestie ? La raison la plus simple est que le retournement conjoncturel est venu balayer d’éventuelles illusions : le soufflé de la croissance est retombé dans l’ensemble de l’Union (graphique 1). L’Allemagne flirte avec la récession, et l’économie française ralentit nettement (tableau 1).

Mais, même avant ce démenti, Ies performances échappaient en grande partie à une lecture orthodoxe. La reprise n’a pas reposé principalement sur une amélioration de la compétitivité obtenue grâce à la modération salariale. Au contraire, elle s’explique par le rôle dynamique du marché intérieur qui résulte lui-même de plusieurs éléments venus en grande partie de l’extérieur. Ainsi, la dévaluation de fait des monnaies européennes par rapport à un dollar en hausse a donné en 1997 un coup de fouet aux exportations européennes ; puis le ralentissement de l’inflation a conduit à une progression du pouvoir d’achat ; enfin les créations d’emplois ont à leur tour contribué au soutien de la demande. Un assouplissement de la discipline budgétaire a permis de ne pas entraver cette reprise.

Plutôt que d’une application systématique des recettes néolibérales, la création de dix millions d’emplois entre 1997 et 2001 résulte d’un relâchement des contraintes monétaires, financières et budgétaires pesant sur la demande. L’embellie a coïncidé avec une stabilisation de la part salariale et s’est accompagné d’un freinage de la précarisation : c’est la démonstration qu’on peut créer des emplois autrement qu’en gelant les salaires et en « flexibilisant » le marché du travail. Autre indication : les pays qui ont le plus créé d’emplois ne sont pas non plus ceux qui auraient le mieux appliqué les réformes du marché du travail, mais ceux qui ont bénéficié d’une reprise de la croissance plus marquée.

Mais l’embellie ne sera qu’une parenthèse, car les facteurs favorables se retournent : le dollar se met à baisser, et l’austérité salariale et budgétaire reprend peu à peu tous ses droits. Les autorités européennes ne voient pas, ou font semblant de ne pas voir, que le retournement conjoncturel est le produit de leurs propres politiques. La Commission européenne parle quant à elle d’un « ralentissement inattendu » et avoue sa déception : « les résultats économiques de 2001 n’ont pas été à la hauteur des attentes. Il y a un an, les conditions dans la zone euro semblaient propices au maintien d’une croissance économique robuste. Le dynamisme de la demande intérieure, la vigueur des créations d’emplois et la stabilité des prix étaient considérés comme des atouts majeurs, devant déboucher sur une croissance économique soutenue »2.

Cette « surprise » exprimée à l’égard du comportement cyclique ne peut se comprendre que par un effet d’auto-persuasion de nombreux commentateurs de l’économie. Le passage à l’euro et les promesses de la « nouvelle économie » ont contribué à créer un climat d’euphorie et à diffuser la croyance en une croissance soutenue et régulière. C’est aussi ce qui explique le rôle sans doute disproportionné que l’on fait jouer au choc du 11 septembre, comme s’il fallait absolument invoquer une perturbation extérieure.

Nouvelle conjoncture, nouvelle période

Le retournement conjoncturel fait alors éclater les contradictions que l’embellie avait en partie effacées, et vient en particulier souligner le paradoxe allemand. L’Allemagne avait relativement peu profité de la reprise entre 1997 et 2000, mais c’est aujourd’hui l’enlisement de l’économie allemande qui contribue à plomber la conjoncture de l’Europe tout entière. La demande intérieure y atteignait au début de 2002 un niveau à peine supérieur à celui du début de 1999, à comparer à la progression de 9 % enregistrée dans les pays qui ont su le mieux profité de l’amélioration conjoncturelle : Belgique, France, Italie, Pays-Bas et Espagne. Il n’y a pas si longtemps pourtant, les « souverainistes » évoquaient une Europe allemande, une sorte de zone mark à peine élargie, où la BCE (Banque centrale européenne) ne ferait que reprendre les règles contraignantes de la Bundesbank.

En réalité, le recul de l’hégémonie allemande était largement amorcé avec la réunification qui avait fait fondre une partie de sa base matérielle, autrement dit son excédent commercial. C’est même cet affaiblissement relatif qui a permis aux pays que l’on appelait avec mépris le « Club Méditerranée » (Italie, Espagne, Portugal et Grèce) d’intégrer la zone euro dès sa mise en place. Aujourd’hui, l’Allemagne est la première piégée par la logique monétariste qu’elle a contribué à imposer à l’ensemble de l’Europe. Son taux de change a été figé pour l’éternité à un niveau trop élevé et, faute de pouvoir jouer sur cette variable, elle est obligée de freiner son économie et de mettre en cause son modèle social, dans l’espoir d’ajuster ses coûts réels. Cette logique de compétitivité à tout prix étend le climat de quasi-récession à tous les pays voisins pour lesquels l’Allemagne est un client important. The Economist s’est récemment amusé à appliquer à l’Allemagne les critères mis en avant par le gouvernement anglais pour ne pas poser sa candidature à l’euro3. Il en arrive à la conclusion ironique selon laquelle l’Allemagne aurait toutes les raisons de sortir de l’euro.

Le cas allemand est révélateur du constat qui est en train de se faire un peu partout. Le Pacte de stabilité est tout simplement « stupide », pour reprendre la caractérisation d’un connaisseur, qui n’est autre que le Président de la Commission, Romano Prodi. Adopté dans une période favorable, le Pacte ne résiste pas à son premier retournement conjoncturel. Les raisons de sa stupidité sont désormais bien connues : le Pacte contraint les pays à faire des efforts supplémentaires de rééquilibrage budgétaire même en cas de recul conjoncturel, quand il faudrait au contraire laisser le budget jouer un rôle de soutien de la demande. Les efforts actuels de la Commission visent à définir d’une manière différente les objectifs budgétaires de manière à éliminer la composante conjoncturelle. Mais il s’agit plus de sauver les apparences que de changer la logique profonde du Pacte.

Un rapport récent du Parlement européen confirme que le dogme reste intact. Il « déplore que certains États membres aient rompu le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) en 2002, ce qui risque de saper la crédibilité de la zone euro et, partant, l’efficacité de la politique monétaire », et demande à la Commission « de continuer à appliquer le PSC de façon intelligente et flexible »4. Un autre rapport « demande aux Etats membres de conserver leurs positions budgétaires proches de l’équilibre ou excédentaires sur tout le cycle conjoncturel ou, lorsque cet objectif n’est pas atteint, de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer une amélioration annuelle de la position budgétaire corrigée des variations conjoncturelles d’au moins 0,5% du PIB »5.

La gestion de la politique économique et monétaire se heurte également à la divergence des trajectoires et des performances. Imaginons le cas de figure suivant, dont on se rapproche peu à peu, où un certain nombre de pays auraient une inflation à 4 % et ou d’autres s’approcheraient de la déflation, avec une inflation quasi nulle. La BCE est censée avoir un objectif moyen de 2 % d’inflation : au-delà, elle considère qu’elle doit serrer la vis en augmentant les taux d’intérêt. La contradiction est alors la suivante : le taux d’intérêt qui serait nécessaire pour tempérer la supposée « surchauffe », par exemple en Irlande ou en Espagne conduirait à des taux d’intérêt réels très élevés dans les pays à faible inflation, par exemple l’Allemagne, freinant ainsi des économies déjà au bord de la récession. Avant l’euro, on pouvait simultanément jouer sur les différences de taux d’intérêt d’un pays à l’autre et faire glisser un peu les taux de change, mais c’est dorénavant impossible.

Une monnaie unique ne suppose pas forcément une homogénéité absolue de l’ensemble de la zone monétaire ainsi constituée, mais elle implique un budget réalisant les péréquations et transferts, de manière à permettre coexistence au sein d’une même entité de régions aux performances économiques différenciées. C’est ce qui se passe, de manière invisible, au sein de chaque Etat. La zone euro reste au milieu du gué : elle se prive d’outils d’ajustement (taux de change et d’intérêt) sans en mettre en place de nouveaux. Cette situation a pour effet de durcir toutes les contradictions.

La seule variable d’ajustement qui reste est alors le salaire, et telle est sans doute la réelle fonction de l’euro : servir de levier pour généraliser l’austérité salariale, et l’étendre aux éléments de salaire socialisé (protection sociale, retraites, services publics). Le problème est que ces politiques ont pour effet de tirer la croissance vers le bas. La contradiction a été bien résumée par Guillaume Duval dans le cas allemand6 : « il paraît difficile de relâcher la source principale de cette faible demande intérieure : la rigueur salariale » en raison du coût salarial élevé qui met en péril la fameuse compétitivité, d’autant plus que l’euro remonte. Soit dit en passant, on a un peu de mal à comprendre comment l’Allemagne a encore réussi à réaliser en 2002 un excédent considérable de 126 milliards d’euros, soit 6 % du PIB. Mais on voit bien le cercle vicieux dans lequel s’enferme l’Europe néo-libérale. Le rêve serait une reprise sans inflation et surtout sans pression salariale : mais comme c’est évidemment impossible, une croissance simplement plus rapide que la moyenne a pour contrepartie un petit supplément d’inflation et une meilleure tenue des salaires. Rien de malsain à cela dans l’absolu, mais le dogme néo-libéral dit au fond qu’il vaut mieux casser la croissance que de risquer une amélioration de la situation des salariés.

S’il ne s’agissait que de geler les salaires au profit des revenus financiers, une telle orientation serait parfaite pour la bourgeoisie. Le problème est que l’Europe n’est pas seule au monde et que cet assemblage peu dynamique laisse deux énormes questions sans solution. La première est celle de la spécialisation industrielle. Si le terme de politique industrielle est évidemment tabou au niveau européen, les choix de politique économique ont des implications sur le mode de spécialisation. Là encore, l’Union, européenne n’a pas choisi, et elle se donne deux objectifs ouvertement contradictoires. D’un côté, elle veut flexibiliser les marchés du travail pour arriver à un coût du travail compétitif. De l’autre, elle fait de grands discours sur l’économie du savoir, les nouvelles technologies, etc. Elle risque alors de perdre sur tous les tableaux, et de se faire prendre en tenailles entre les Etats-Unis (qui ont reconstitué leur avance technologique) et les pays émergents à salaires vraiment bas que, même dans ses rêves les plus fous, elle ne peut espérer concurrencer sur ce terrain7.

La période 1995-2003 conduit de ce point de vue à une inversion des évolutions relatives de l’Europe et des Etats-Unis du point de vue de la productivité du travail (tableau 2). Jusque là, celle-ci progressait plus rapidement en Europe, en dépit d’un ralentissement général. Dans les dernières années, le ralentissement s’est accentué alors que la « nouvelle économie » dopait la productivité du travail aux Etats-Unis. Si cette configuration devait se prolonger, l’Europe se verrait obliger de compenser ce retard croissant en matière de productivité par un supplément d’austérité salariale, et cette pression sera d’autant plus forte que la baisse du dollar va elle aussi améliorer la compétitivité états-unienne. On retrouve alors le second grand facteur d’indécision, à savoir le taux de change.

L’euro et le dollar

L’euro a retrouvé son cours de lancement après avoir perdu jusqu’à 30 % de sa valeur par rapport au dollar. Ce rétablissement est-il pour autant une bonne nouvelle ? Pour les monomaniaques de la monnaie forte, cela va évidemment de soi, puisque cette bonne tenue de l’euro offre une protection contre les tensions inflationnistes importées. Mais si on prend un peu de recul, on s’aperçoit que la situation est très incertaine.

Une monnaie forte n’implique cependant pas une économie forte. La remontée de l’euro va aujourd’hui de pair avec un ralentissement de l’économie européenne qui flirte avec la récession. Ce n’est pas ce que l’on nous avait promis. Tous les efforts consentis pour la réalisation de l’euro - et la faible croissance qui allait avec - étaient justifiés par les bienfaits escomptés de la monnaie unique. Grâce à elle, il serait enfin possible de mener une véritable politique macroéconomique européenne, qui permettrait de renouer avec la croissance et l’emploi. Or, paradoxalement, la reprise intervenue entre 1997 et 2001 était en grande partie le fruit de la baisse de l’euro. Tout s’est donc passé comme si on avait appliqué au niveau européen cette politique de « dévaluation compétitive » dénoncée comme une aberration pour chacun des pays membres.

Le rapport Blokland, déjà cité, « se félicite de l’appréciation de l’euro par rapport au dollar mais prévient que l’accentuation de cette tendance ne doit pas mettre les exportations en péril ». Il résume le rôle ambivalent du taux de change et pointe ainsi l’un des trous noirs de l’union monétaire. Depuis sa naissance, il y a un peu plus de quatre ans, l’euro a varié entre 0,83 et 1,19 dollars : où se situe le niveau souhaitable ? La BCE garde l’œil rivé sur la ligne des 2 % d’inflation, mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, personne ne sait quel est son objectif de change. Le même rapport demande une « vaste étude » sur le cours de l’euro et confirme ainsi que la BCE ne semble pas s’intéresser spontanément à cette question. Ce petit détail n’est en tout cas abordé dans aucun des Traités fondateurs. Cette ignorance affirmée, voire revendiquée, nous confirme dans notre analyse de l’euro : ce n’est pas un instrument conçu pour soutenir une politique économique mieux coordonnée et plus favorable à l’emploi. Il s’agit pour l’essentiel d’un outil de police économique qui vise à faire pression sur les salaires et les budgets sociaux. En tout cas, si on voulait en faire une véritable monnaie internationale, capable de concurrencer le dollar, il faudrait une politique autrement cohérente en matière de change et d’intérêt. Il faudrait, en d’autres termes, tenir un discours européen autonome par rapport aux injonctions monétaires (et autres) des Etats-Unis.

A ces contradictions internes, s’ajoute en effet la pression exercée sur l’Euroland par la nouvelle politique des Etats-Unis. Elle vise à préserver la croissance de leur économie, quitte à reporter sur le reste du monde les pressions récessives. L’importance de leur déficit commercial (environ un tiers du PIB français !) les a conduit à adopter à l’égard de l’euro la politique menée depuis quinze ans face au yen, qui consiste à le maintenir à un niveau élevé. En organisant la baisse de leur monnaie, les Etats-Unis cherchent ainsi à réduire leur déficit en regagnant des parts de marché. C’est certainement très risqué, ne serait-ce qu’en raison de la baisse des taux d’intérêt qui pourrait dissuader l’afflux de capitaux, pourtant indispensables au financement du déficit, mais cela montre à quel point l’économie européenne est dépendante des orientations de la puissance impériale.

La fuite en avant néolibérale

Face à toutes ces contradictions, la bourgeoisie européenne n’a qu’une issue : c’est une fuite en avant dans l’application des dogmes néo-libéraux. Cette obstination est particulièrement marquée dans le domaine de l’emploi où la Commission tient un discours à toute épreuve : si l’emploi s’améliore, c’est la preuve que les « réformes structurelles » (traduisez : précarité et flexibilité du travail) commencent à porter les fruits. Et si la conjoncture se retourne, c’est qu’on n’est pas encore allé assez loin sur la voie de ces « réformes ». Le sommet de Barcelone de 2002 a bien fait apparaître le rôle de coordination de l’Europe puisque la déclaration finale programme un recul de cinq ans de l’âge effectif de départ à la retraite et l’ouverture à la concurrence des secteurs de l’énergie. Si l’on met bout à bout l’ensemble de ces annonces, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une entreprise systématique de « démontage » de l’Etat social.

On peut même avancer que cette issue se déduit presque logiquement de deux injonctions contradictoires en matière de politique budgétaire : il faut, à la fois, baisser les impôts pour des raisons assez floues d’attractivité ou de compétitivité, et réduire le déficit budgétaire. Cela ne peut évidemment être compatible que si l’on réussit à réduire les dépenses, et les dépenses sociales par mi les premières. Il est frappant de constater que ce sont les deux grands pays les plus éloignés du modèle anglo-saxon qui se sont montrés les plus résolus en la matière, comme s’il s’agissait au fond de se débarrasser d’un handicap insupportable. Cette politique est socialement indéfendable, mais elle peut être tout simplement imbécile lorsque l’on réduit les budgets consacrés à la recherche qui sont pourtant (même et surtout les Etats-Unis) des investissements très rentables à moyen terme en matière de compétitivité.

Tout se passe comme si la social-démocratie s’offrait en victime expiatoire de la modernisation. Elle était majoritaire en Europe il n’y a pas si longtemps mais, au lieu de redéfinir une orientation différente, elle a cherché à être plus libérale que les libéraux, quitte à perdre le pouvoir après leur avoir bien labouré le terrain. Blair est le meilleur dirigeant bourgeois que l’on puisse rêver, sauf peut-être s’il cherchait à réparer un peu les désastres provoqués par la privatisation et la réduction des budgets publics. Quant à Schröder et ses alliés verts, ils ont lancé l’Agenda 2010 qui ressemble comme deux gouttes d’eau au programme de Raffarin.

On pourrait pourtant imaginer des éléments de cohérence autour de quelques principes d’inspiration keynésienne : recentrage sur la demande intérieure, budget fédéral permettant transferts et harmonisation, politique active de change à l’égard des Etats-Unis, etc. Certains ont même cru déceler dans le programme de Berlusconi pour la présidence européenne un retour à Keynes8, parce qu’il évoque « un soutien plus efficace de l’économie grâce à l’intensification des investissements publics » et donne la priorité à des projets de grands travaux notamment en matière de transports. Liêm Hoang-Ngoc, un social-démocrate de gauche, prend ses désirs pour des réalités quand il déclare au Monde que « le retour à une certaine forme d’interventionnisme est obligatoire » 9. C’est oublier qu’il y a dix ans, dans une conjoncture comparable, Jacques Delors avait publié un Livre blanc qui, lui aussi, annonçait de grand travaux dans les autoroutes de l’information, et des millions d’emplois.

Berlusconi prend d’ailleurs bien soin de rappeler le dogme, en affirmant par exemple que la « modernisation des marchés du travail » est l’« unique moyen de garantir le plein emploi aux citoyens ». On parle de promouvoir « l’esprit d’entreprise » et « d’assurer à l’avenir la viabilité des régimes de retraite », même si Berlusconi se garde de reprendre ici son slogan de « Maastricht des retraites ». Enfin, le plus drôle est que, parmi les projets prioritaires cités par la commissaire européenne chargée des transports, on trouve la liaison ferroviaire Lyon-Turin ou le tunnel Brenner qui ont besoin, selon elle, d’un « nouvel élan »10. Pour Berlusconi, les affaires continuent, et pourquoi ne profiterait-il pas de ses six mois de présidence pour ouvrir quelques chantiers ? Sur le fond, il faut bien comprendre qu’un compromis « keynésien » est absolument hors de portée, pour plusieurs raisons structurelles : les grands groupes n’ont pas d’horizon européen spécifique, l’alliance entre capitalistes et rentiers ne subit aucune pression sociale d’ensemble, et les instruments mêmes d’une véritable coordination n’existent même pas. Il faudrait une remontée des luttes sociales suffisamment offensive pour que ce scénario soit de nouveau pris en considération.

Les contradictions économiques et sociales que l’on vient de passer en revue sont durables et vont tendre à exacerber les tensions intra-européennes. La guerre d’Irak a permis de constater les grandes différenciations qui peuvent exister au niveau politique et diplomatique. Même s’il est dangereux d’établir des parallèles simplistes, force est de repérer une sorte de logique : entre les principaux membres de la coalition interventionniste (Royaume-Uni, Espagne, Italie) et les opposants (France, Allemagne, Belgique), on retrouve à peu près la distinction entre un capitalisme « rhénan » encore plutôt social et « anglo-saxon » plus ouvertement néo-libéral. Mais cette opposition, comme on l’a vu tant à se résorber et un des scénarios possibles serait une réhomogénéisation européenne sous la férule américaine. Seule la réélection de Schröder sur une base anti-guerre a repoussé cette échéance.

Les piètres résultats du débat de la Convention montrent bien l’incapacité de la bourgeoisie à effectuer un saut qualitatif qui permettrait de dire que le projet de constitution marque l’esquisse de la naissance d’une nation européenne. Ce texte se borne à codifier la prééminence du marché sur tout autre principe d’organisation sociale. Les droits sociaux y sont définis au rabais et selon des formulations qui tolèrent implicitement leur non-respect dans certains Etats membres. Ce sera d’ailleurs l’un des enjeux de l’élargissement de savoir jusqu’à quel point le respect de ces droits sera requis des nouveaux adhérents qui entendent bien profiter de cette forme d’attractivité.

Le programme bourgeois manque donc de cohérence. Son noyau dur est très solide et très partagé : tant qu’il s ’agit de « réformer » ou de « moderniser » (les marchés du travail, les services publics, la protection sociale, les retraites ou l’Etat) toutes les bourgeoisies sont pleines d’enthousiasme européen. Mais dès qu’on parle de volet social, elles ont au contraire intérêt au maintien d’une situation éclatée, chaotique, qui est la condition de l’alignement par le bas. Le projet bourgeois n’est fédéraliste que pour la finance, et la constitution hybride actuelle lui convient finalement assez bien, avec l’éloignement des lieux de décision de tout contrôle social et surtout une hiérarchie institutionnelle différenciée. La bourgeoisie a besoin, à la fois, d’un cadre très rigide pour la monnaie et les budgets, et d’une flexibilisation maximale de tous les rapports sociaux.

« Le problème de la droite, aujourd’hui, c’est qu’il n’y a rien entre le gouvernement et les trotskistes ! »11 : on pourrait facilement étendre cette boutade à l’échelle européenne. Ce qui frappe en effet, c’est la disparition d’une alternative bourgeoise social-démocrate en Europe : il ne reste plus qu’une alternance purement fonctionnelle. De son côté, la radicalisation ultra-libérale est la seule issue bourgeoise aux contradictions, aux manques, et à l’absence de légitimité de la construction européenne réellement existante. Dans ces conditions, seule une option radicale est susceptible de faire renaître une véritable alternative, à partir de la résistance à l’offensive libérale.

1.Bilan de cinq années de Stratégie Européenne pour l’Emploi, communication de la Commission, 17 juillet 2002. http://europa.eu.int/comm/employment_social/news/2002/jul/com_eval_fr.pdf
2 Economie européenne n°73, 2001 http://europa.eu.int/comm/economy_finance/publications/european_economy/2001/ee73fr.pdf
3 « Germany’s euro test », The Economist, 12 juin 2003.
4 Sur le rapport annuel 2002 de la Banque centrale européenne, rapport Blokland du 18 juin 2003.
5 Sur le rôle international de la zone euro, rapport Gasòliba i Böhm du 21 mai 2003.
6 Guillaume Duval, « La fuite en avant », Alternatives économiques n°216, juillet-août 2003.
7 Patrick Artus, « L’industrie européenne écrasée entre les émergents et les États-Unis ? », CDC-Flash 16 avril 2003 http://guesde.free.fr/cdc3-110.pdf
8 Serge Marti, « L’Europe mise sur Keynes pour doper la croissance », Le Monde, 8 juillet 2003.
9 Quentin Domart, « Les politiques de relance tiraillées entre l’offre et la demande », Le Monde, 8 juillet 2003.
10 Loyola de Palacio, « Le manque d’infrastructures coûte un demi-point de croissance par an » , Le Monde, 8 juillet 2003.
11 Jean-Louis Bourlange, « La droite n’a pas de vision sociale », L’Expansion, 25 juin 2003.

(tiré du site de Michel Husson)