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Une nouvelle phase de l’impérialisme US

Lubrifier la machine de guerre

dimanche 29 septembre 2002, par Charles-André Udry

Quand la guerre, conduite sous la houlette des Etats-Unis, va-t-elle commencer ? Du si, les " observateurs " ont passé au quand. Mais cette guerre n’a-t-elle pas déjà commencé ?

Pour le seul mois d’août 2002, les chasseurs bombardiers anglais et américains ont effectué " 10 sorties " sur le territoire irakien afin de bombarder des " centres de commandement ". A l’ombre des débats publics - plus exactement d’une vaste campagne d’information biaisée - les forces militaires américaines se déploient dans une zone entourant l’Irak, à un rythme supérieur à celui qui a prévalu durant l’opération " Bouclier du désert " (8 août 1990-15 janvier 1991), phase préparatoire à l’offensive " Tempête du désert ". Un diagramme du positionnement des troupes américaines - d’importance certes inégale - au Moyen-Orient, en Asie centrale et dans la Corne de l’Afrique permet de mesurer l’ampleur du dispositif : Pakistan, Afghanistan, Ouzbékistan, Kirghiztan, Kazakhstan, Tadjikistan, Géorgie, Azerbaïdjan, Turquie, Jordanie, Egypte, Koweït, Arabie saoudite, Qatar, Bahreïn, Oman, Yémen, Erythrée et Kenya. A cela s’ajoutent les bâtiments de la flotte des Etats-Unis qui croisent dans le Golfe persique, la mer d’Oman, la mer Rouge, la mer Méditerranée... Dans ce dispositif, Israël a toute sa place.

Pas étonnant dès lors que les spécialistes militaires américains soulignent que la logistique pour conduire une guerre contre l’Irak est qualitativement supérieure, aujourd’hui, à celle qui existait en 1990. [1]

Le monopole de la puissance

Une troisième étape de la guerre contre l’Irak va s’ouvrir. Après la guerre contre l’Afghanistan, elle atteste d’un nouveau déploiement de l’impérialisme américain, qui fait suite à la phase de transition des années fin 1980 à 2001.

Les lignes de force de cette politique ont été esquissées, déjà au début des années 1990, par des membres influents du cercle actuel entourant George W. Bush. Ainsi, le 8 mars 1992, le New York Times laissait filtrer le contenu d’un projet de Defense Planning Guidance, pour les années 1994-1999, écrit à l’attention du Pentagone. Il s’agissait de définir la politique diplomatique et militaire des Etats-Unis pour l’après-guerre froide (l’après-implosion de l’URSS). Les auteurs ? Dick Cheney (le vice-président d’aujourd’hui), Donald Rumsfeld (l’actuel secrétaire à la Défense) et Zalamy Khalilzad, qui représente, maintenant, le National Security Council (Conseil de sécurité national) auprès de Karzaï en Afghanistan. Ce papier" soutenait que la mission de l’Amérique consistait à assurer qu’aucune autre superpuissance ne puisse émerger dans le reste du monde. Les Etats-Unis pourraient faire cela en convainquant les autres pays industriels avancés que les Etats-Unis défendraient leurs intérêts légitimes et en maintenant un potentiel militaire suffisant. Les Etats-Unis doivent instaurer des mécanismes afin de dissuader des concurrents potentiels de chercher, y compris, à avoir la prétention de jouer un rôle régional plus important ou un rôle mondial. Le document décrivait la Russie et la Chine comme des menaces potentielles et avertissait que l’Allemagne, le Japon et d’autres puissances industrielles pourraient être tentés de se réarmer, d’acquérir des armements nucléaires si leur sécurité était menacée, et cela pourrait les conduire à entrer en concurrence avec les Etats-Unis. " [2]

Cette orientation est étonnamment similaire à celle des déclarations présentes de Condoleezza Rice, la proche conseillère de G. W. Bush en matière de sécurité nationale, de D. Rumsfeld ou de D. Cheney. Ainsi, le 20 septembre 2002, le New York Times (NYT) rendait compte d’un document intitulé " La stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis ". L’article était titré : " Bush expose la doctrine : frapper d’abord les ennemis ". On peut traduire ainsi : guerre préventive.

Le NYT commentait de la sorte ce document :" Il démontre une approche beaucoup plus musclée et agressive de la sécurité nationale que celle mise en úuvre depuis la période de Reagan. Il inclut le rejet de la plupart des traités de non-prolifération [des armes nucléaires]en faveur d’une stratégie de " contreprolifération ", faisant référence à tout, depuis le bouclier antimissile jusqu’au démantèlement des armes et de leurs composants. Ce document indique que les stratégies d’endiguement (containment) et de dissuasion - pivots de la politique américaine depuis les années 1940 - sont vouées à être liquidées. Il n’y pas de possibilité dans ce monde en changement, affirme le document, de dissuader ceux qui " haïssent les Etats-Unis et tout ce qu’ils défendent ". " L’Amérique, à l’heure actuelle, est moins menacée par des Etats conquérants que par des Etats faillis [comme l’Irak], ce qui sonne le glas pour de nombreux éléments clés des stratégies de la période de guerre froide. Un des éléments les plus frappants de ce document de nouvelle stratégie réside dans l’insistance selon laquelle " le Président n’a pas l’intention de permettre à une quelconque puissance étrangère de combler le retard pris sur l’énorme avance acquise par les Etats-Unis, telle qu’elle s’est affirmée depuis la chute de l’Union soviétique, il y a une décennie ". " Nos forces seront assez solides ", affirme le document de Bush " pour dissuader des adversaires potentiels de poursuivre un projet de constitution d’une force militaire qui puisse surpasser, ou même égaler, la puissance des Etats-Unis ". Avec une Russie qui est autant entravée financièrement, cette doctrine semble visée des puissances comme la Chine qui accroît ses forces conventionnelles et militaires. "

Tout cela est en conformité : avec les thèses développées dans laNuclear Posture Review de janvier 2002, avec les discours de Rumsfeld, avec le dernier entretien accordé par Condoleezza Rice auFinancial Times (23 septembre 2002). Le quotidien anglais résumait ainsi son point de vue :" En résumé, Mademoiselle Rice et Monsieur Bush croient qu’ils peuvent à la fois dominer d’autres pays et construire des alliances avec eux. La suprématie militaire des Etats-Unis, disent-ils, doit dissuader d’autres pays de poursuivre leur propre accroissement de moyens militaires et les pousser à étendre la collaboration dans d’autres domaines. "

Le marché de l’énergie du XXIe siècle

C’est à la lumière de cette orientation d’ensemble de l’impérialisme américain qu’il faut appréhender la nouvelle guerre contre l’Irak. Les déséquilibres et instabilités politiques - à l’échelle d’un pays ou d’une région - que peut provoquer une telle guerre sont intégrées dans une telle stratégie. Ils sont susceptibles d’offrir des occasions de reconfigurer des rapports de force en faveur des Etats-Unis et/ou d’un de leurs alliés privilégiés, d’assurer la prise de contrôle de certains pays (" changer le régime "), avec ses nouvelles ressources, d’établir de nouvelles alliances, d’affaiblir les positions de leurs concurrents actuels et potentiels.

Il y a là une manifestation caractéristique d’une entreprise impérialiste de redistribution des " zones d’influence ", de conquête et de pillage. Tout cela dans un contexte où le capital financier a imposé ses règles de " déréglementation " et où les " pressions " des peuples dominés de la " périphérie " ainsi que de la classe ouvrière américaine se sont allégées, en synchronie avec l’implosion des sociétés collectivistes bureaucratiques.

Dans l’actuelle conformation de la prééminence des Etats-Unis, la dimension militaire (voir page 5) est cruciale. Elle corsette les contradictions interimpérialistes à l’avantage des Etats-Unis. Car, fait exceptionnel dans l’histoire, ce pays est la première puissance et le premier débiteur du monde. Les flux financiers en provenance de l’Europe, du Japon et du reste du monde financent les déficits américains. D’où l’intérêt de maîtriser d’autres flux, ceux du pétrole entre autres, une source d’énergie qui est au centre d’un carrefour industriel décisif, allant de la chimie à l’électronique en passant par l’automobile.

Ici, l’Irak prend la place d’une " superpuissance " faillie. Si les Etats-Unis dépendent des flux financiers canalisés sur Wall Street, ils sont de même " enchaînés " aux importations de pétrole pour leurs besoins énergétiques. Le National Energy Policy Report de mai 2001 - connu sous le nom de Rapport Cheney - indiquait deux priorités : accroître et assurer, sur le long terme, l’accès aux ressources pétrolières de la région du Golfe persique ; diversifier l’approvisionnement.

Or, l’Irak dispose des deuxièmes réserves pétrolières prouvées du monde : 112 milliards de barils. Mais il y a plus de deux décennies que les recherches géologiques ont été interrompues ; et seulement 24 de ses puits sont en fonction sur 73. Diverses estimations placent dès lors les réserves irakiennes à hauteur de 250 milliards de barils (pour comparaison : 49 milliards de réserves prouvées pour la Russie) [3]. De plus, ce pétrole est de très bonne qualité, son coût d’extraction très bas, son transport aisé. Autrement dit, la maîtrise des ressources pétrolières de l’Irak permettra d’avoir une influence déterminante sur les marchés de l’énergie du XXIe siècle.

Ce pétrole est donc l’enjeu de nombreuses convoitises. Lors du débat à l’ONU sur les " sanctions intelligentes " (smart sanctions) contre l’Irak, en juin 2001, la France proposait une résolution permettant des investissements étrangers dans le pétrole, ce d’autant plus que le manque de pièces de rechange rendait problématique la production en cours. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont bloqué le projet. Malgré ces obstacles, diverses firmes pétrolières ont passé des contrats avec le gouvernement irakien. Elles ont acquis des droits de prospection et l’extraction directes, contournant ainsi la politique traditionnelle de la firme d’Etat irakienne.

Mais tous ces plans risquent bien de s’écrouler. Car les Etats-Unis s’intéressent de près au " changement de régime " en Irak. Et les contrats des sociétés américaines, européennes, russes et chinoises concernant l’exploitation de certains champs pétroliers - qui recèlent 44 milliards de barils selon l’Agence internationale de l’énergie dans sonWorld Energy Outlook 2001, c’est-à-dire un total équivalant aux réserves conjointes des Etats-Unis, du Canada et de la Norvège - seront déclarés nuls et non avenus... en cas de "changement de régime ". Ahmed Chalabi, le dirigeant du Congrès national irakien (un regroupement de l’opposition financée par les firmes pétrolières américaines et soutenu par l’administration Bush), a poliment fait savoir qu’il favoriserait les implantations des consortiums américains et que les contrats signés par Saddam Hussein seraient considérés sans valeur légale... à moins que le nouveau gouvernement ne les reconnaisse. Quant à la prospection de vastes régions, la firme de Dick Cheney, Halliburton - avec ses acquisitions, Landmark Graphics et Numar Corporation, spécialisées dans l’évaluation des réserves de pétrole et de gaz - sera au premier rang pour valoriser les " avoirs irakiens " en sous-sol. C’est le volet aide au développement de la néo-recolonisation.

" Alignez-vous "

James Woosley éclaire un autre aspect de la politique d’alliance des Etats-Unis en vue d’" éliminer les armes de destruction massive " et de " changer de régime " en Irak. J. Woosley, ancien directeur de la CIA, déclare sans ambages que les négociations entre les membres du Conseil de sécurité de l’ONU s’effectuent sur un fond de froids marchandages : ceux qui s’alignent avec les Etats-Unis auront droit au partage des dépouilles, les autres devront réfléchir à leurs futures alliances.

Or, le contrôle du pétrole irakien permettra non seulement aux Etats-Unis de disposer de " dépôts " garantissant la régularité d’approvisionnement en cas de crise avec l’Arabie saoudite, mais aussi d’un instrument de pression sur le prix du pétrole. Suivant le volume extrait - ne serait-ce que pour payer la guerre - l’OPEP sera affaiblie, et avec elle le Venezuela de Chavez. Quant à l’Arabie saoudite, lorsque le cours du pétrole trouera le plancher des 18 dollars le baril, sa stabilité financière sera ébranlée. Les Etats-Unis disposeront ainsi d’un bras de levier efficient pour accompagner un autre type de changement de régime. Suivant les cours du pétrole, les investissements en Russie peuvent être rapidement dévalorisés - le coût d’extraction en Sibérie étant élevé. Toute l’économie russe s’en ressentirait. Poutine et ses acolytes de Lukoil le savent. Les Etats-Unis ont déjà réussi à ébrécher le monopole russe sur le transport du pétrole avec le lancement de l’oléoduc Bakou (Caspienne)-Tbilissi (Géorgie)-Ceyhan (Turquie). La grogne d’un Schröder face aux initiatives musclées de Bush se révélera vite fortement électorale. Sa visite à Blair le 24 septembre marque la première étape d’un réalignement. L’appel à l’ordre du PDG du puissant groupe Siemens, Heinrich von Pierer, sera entendu :" Les relations de l’Allemagne avec les Etats-Unis sont particulièrement importantes : l’accord sur les valeurs politiques fondamentales et l’orientation économique ne doit pas être froissé à la légère [...].Les récents commentaires de M. Schröder sur la politique américaine en direction de l’Irak étaient indiscutablement nourris par la chaleur d’une campagne électorale. " [4] Les alignements sur la position américaine se feront plus vite que d’aucuns le pensent. Les prises de position des impérialismes européens ne méritent pas la flatterie d’une certaine gauche.

(tiré du site A l’encontre)


[1Los Angeles Times, 10 septembre 2002.

[2Voir l’étude de Frances FitzGerrald " George Bush & the World ", inThe New York Review of Books, 26 septembre 2002.

[3Raad Alkadiri, " The Iraqi Klondike. Oil and Regional Trade ",Middle East Report, 220, automne 2001.

[4Financial Times, 24 septembre 2002.

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