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Perte d’emploi, perte de soi

Sur le fil du rasoir

Danièle Linhart

dimanche 7 septembre 2003

Danièle Linhart est sociologue au CNRS, directrice du laboratoire Travail et mobilité à Paris-10-Nanterre. Danièle Linhart consacre ses recherches aux évolutions du travail moderne, ce qu’on appelle le "post-taylorisme". Elle a publié Le Torticolis de l’autruche (Seuil, 1991), Le Monde du travail, avec J. Kergoat, J. Boutet, H. Jacot ( La Découverte, 1998), et Perte d’emploi, perte de soi, avec Barbara Rist et Estelle Durand (Eres éditions, 2002).

Les sociologues se sont toujours intéressés au rôle socialisateur du travail, tenant pour établi que le travail est déterminant dans la constitution de l’identité, du rapport aux autres et de la participation citoyenne à la société.
Or la modernisation du monde du travail depuis plus de vingt ans présente de nombreux aspects qui ne sont pas sans répercussions sur la qualité de cette socialisation. C’est le cas de la façon dont les salariés perdent leur emploi, comme de la manière dont on leur impose des modes modernes de travail. Les enquêtes auprès des salariés victimes de fermetures d’entreprises et de plans dits sociaux permettent d’approcher la façon dont ils vivent ces pertes d’emplois. Avec un sentiment de gâchis et d’illégitimité des décisions : les entreprises qui licencient sont souvent performantes et conservent de bonnes parts de marché. Avec le sentiment qu’on les manipule et qu’on leur ment : les directions font souvent de la désinformation et demandent aux salariés de s’impliquer encore plus - la multiplication des heures supplémentaires avant les licenciements est fréquente. Avec un sentiment de déresponsabilisation collective : les directions sont absentes ou injoignables, les acteurs locaux et institutionnels peu présents. Avec un sentiment d’indignité : ils vivent ces licenciements, non seulement comme une injustice mais aussi comme une disqualification individuelle et collective.

Brutalement on s’attaque en effet à une histoire collective de salariés qui ont construit ensemble une communauté de producteurs avec ses valeurs, ses règles, sa fierté. Une communauté qui a toujours cherché à faire les efforts nécessaires pour s’adapter aux changements techniques et organisationnels. Brutalement, on les considère comme obsolètes, au même titre que les machines, les équipements. Ils sont à recycler (comme des déchets ?) et des agences spécialisées sont là pour les rendre à nouveau employables, utiles, comme s’ils ne l’étaient plus. Et pour finir, nul ne prend en considération l’ampleur de cette disqualification et du traumatisme qu’elle entraîne. Leur vécu est transposé, transfiguré en clauses juridiques, conventionnelles. Il est dépecé, saucissonné à travers des bilans de compétences, nié par des indemnités financières censées apurer les dettes et remettre les compteurs à zéros. Il s’efface derrière les diktats économiques et financiers, les nouvelles règles de la mondialisation.

Il faut insister sur cette disqualification qui s’opère dans une indifférence généralisée. Elle s’accompagne pour eux d’une obligation de se reformater dans l’urgence, pour retrouver une place dans la société. Eux qui étaient, en contrepartie d’un travail éprouvant et exigeant, certains de pouvoir programmer leur avenir, les voilà soudainement précipités dans un monde où tout est en permanence remis en jeu. Leur monde sera désormais celui de la flexibilité, de la fluidité, de la mobilité où il faut faire en permanence ses preuves, montrer sans cesse ses compétences et afficher une employabilité sans faute.

S’étonnera-t-on de constater, si on superpose la carte électorale à celle des fermetures d’entreprises et des plans sociaux, que ceux-ci sont associés à une montée des votes d’extrême droite ou à une augmentation de l’abstention ? L’expérience pour des salariés d’un tel effondrement des règles du jeu antérieur et d’une déresponsabilisation généralisée a bel et bien un coût, en l’occurrence sérieux pour la démocratie et la citoyenneté.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, ce coût existe aussi dans la mise au travail moderne. Dans le cadre de la modernisation du travail (qui se caractérise par l’individualisation systématique des salariés, leur incorporation dans la culture de l’entreprise, la mobilisation de leurs émotions, de leur personnalité et l’exigence d’un engagement total dans le cadre d’une mise en concurrence), on est en droit de se poser, cette fois, la question de la valeur de la socialisation, au regard des modalités du travail et de son contenu.

Dans nombre de situations de travail, les salariés sont confrontés à des objectifs difficiles à concilier (productivité, logique commerciale, qualité, réactivité). Ils ont à résoudre en permanence des difficultés qui leur sont en quelque sorte sous-traitées par une hiérarchie et des responsables qui se défaussent sur eux des incohérences de l’organisation. En permanence sur le fil du rasoir, ils doivent se surpasser et trouver des solutions sans être en mesure d’influencer la définition de leur mission et de leurs objectifs. Décrétés responsables, sans autonomie, ils vivent en permanence dans la peur de ne pas y arriver.
De ce fait, ils sont nombreux à éprouver un sentiment de défiance généralisée. Manque de confiance en eux-mêmes (être à la hauteur), en leurs responsables (qui continuent de leur imposer des objectifs difficilement compatibles et de les évaluer en fonction de leur capacité à faire avec), et envers les autres (les collègues sont perçus comme des concurrents), sans parler des clients (perçus comme des obstacles à la tenue de leurs objectifs).

Pire encore, dans le secteur en croissance des services, les pratiques managériales ont instauré une mobilisation de chaque salarié en tant que personne dévouée au service de l’entreprise. La relation à autrui, ici le client, est inscrite dans une démarche où il s’agit de le manipuler pour le rendre le plus rentable possible. Indépendamment de ses besoins, de ses intérêts et possibilités. Et pour ce faire, le salarié est invité à tricher. Tricher même parfois, comme dans les centres d’appel, sur son identité (les garçons comme les filles sont tous affublés des mêmes nom et prénom, pour donner au client le sentiment d’un suivi personnalisé dans le temps), pour être plus performant.

N’y a-t-il pas matière à s’interroger sur la qualité de la socialisation de ce monde du travail qui conduit le salarié acculé par des objectifs exigeants et des ressources souvent insuffisantes à se servir de lui-même, de ses collègues et in fine du client comme moyen de réussir sa mission et de conserver son emploi ? N’y a-t-il pas comme une instrumentalisation, c’est-à-dire une aliénation grandissante ? Et peut-on encore éviter de poser la question des conséquences sur le fonctionnement social et politique de notre société ?

Danièle Linhart

(tiré de Rouge, 4 septembre 2003)