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Les dessous de la ZLÉA

ORIGINE, OBJECTIFS ET EFFETS DE LA ZONE DE LIBRE-ECHANGE DES AMÉRIQUES

par Centre Tricontinental , Website du CETRI

lundi 11 août 2003

Editorial d’Alternatives Sud, Vol. X (2003), "Les dessous de l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques)", cahier édité par le Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve, Belgique.

Le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ALCA) est l’aboutissement d’un ensemble de mesures qui ont été prises dès la fin des années 1950. Il se situe dans une perspective d’intégration des économies de l’Amérique latine dans celle des États-Unis, sur le modèle de l’ALENA (Accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique). C’est, en fait, tout le contraire du Mercosur, qui est destiné à créer un pôle économique régional alternatif. Le projet de l’ALCA s’inscrit dans la même logique que le Plan Colombie, destiné à contrôler ce point de jonction entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, zone notamment riche en pétrole et jouxtant l’Amazonie, riche en ressources naturelles, eau et biodiversité. Il en est de même du Plan Puebla Panama, destiné à intégrer toute l’Amérique centrale, pour en faire un couloir de communication entre les États-Unis et le Pacifique, ce qui permettra de profiter d’une main-d’oeuvre bon marché et de faire main basse sur la biodiversité. L’ALCA s’inscrit aussi dans une politique économique régionale permettant de faire contre-poids, avec ses 800 millions d’habitants, à l’Union européenne, à l’ASEAN et demain à la Chine. Son siège, prévu à Miami, sera le pendant de celui de l’OEA (Organisation des États américains) à Washington. Le versant militaire repose quant à lui sur plus de 20 bases nord-américaines établies dans l’ensemble du sous-continent.

L’histoire de l’intégration économique de l’Amérique latine a connu plusieurs phases et des orientations très différentes. Il y a eu les efforts internes entre pays ou régions latino-américaines, mais aussi les initiatives prises par les États-Unis [Alternatives Sud, 1996].

Dans la première perspective, il faut d’abord signaler les deux plus anciens regroupements : en 1958, le Marché commun centro-américain (MCCA) et en 1973, le CARICOM ou Marché commun des Caraïbes faisant suite au CARIFTA (Carribean International Free Trade Association). Dans les deux cas, le manque de complémentarité des économies locales et la faible dimension des firmes centro-américaines eurent pour effet que les entreprises transnationales en tirèrent le plus d’avantages. Moins ambitieuse que les deux précédentes, mais étendue à l’ensemble du sous-continent latino-américain, l’ALALC (Association latino-américaine de libre-échange) fut fondée en 1960 et transformée en 1980 en Association latino-américaine d’intégration (ALADI).

De nombreux projets de collaboration régionale plus spécifiques virent ensuite le jour. En 1969, le Groupe andin, devenu en 1995 la Communauté andine, a cherché à constituer une union douanière entre la Bolivie, la Colombie, l’Équateur, le Pérou et le Venezuela. En 1993, le Groupe des Trois créa une zone de libre-échange entre la Colombie, le Brésil et le Venezuela, qui s’étendit par l’Accord de Caracas, aux pays d’Amérique centrale. Un pas en avant fut accompli en 1994, avec l’AEC (Association des États de la Caraïbe), destiné à promouvoir une intégration économique.

Par ailleurs, une série d’accords bilatéraux furent aussi signés : Chili et Mexique (1991), Costa Rica et Mexique (1995), Bolivie et Mexique (1995), Venezuela et Guyane, Brésil et Cuba, Venezuela et Cuba, Colombie et Cuba, Chili et Venezuela, Argentine et Cuba, Uruguay et Cuba, Venezuela et Trinité-et-Tobago, Chili et Venezuela (1994), Chili et Équateur (1995), etc.

Cependant, le pas le plus significatif fut la création en 1991 du Mercosur ou Marché commun du Sud, rassemblant l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay. C’est la première fois qu’un projet de marché commun réunit des pays aux économies d’une dimension appréciable, au moins pour les deux premiers.

La seconde série d’initiatives se situe dans le cadre d’une tout autre philosophie. Il s’agit d’intégrer les économies latino-américaines dans celles du Nord et en particulier celles des États-Unis, en proposant une libération des échanges, ce qui permettra une meilleure circulation des biens et des services entre les partenaires, avec à la clef des avantages respectifs. Le premier accord fut passé avec la Caraïbe, l’ICC (Initiative du Bassin de la Caraïbe), en 1984, mais il perdit de son importance face aux deux autres, l’ALENA, entre le Canada, les États-Unis et le Mexique en 1994 et l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) prévu pour 2005.

I. Deux modèles d’intégration économique, l’ALENA et le MERCOSUR

1. L’ALENA (Accord de libre-échange de l’Amérique du Nord)

Négocié en 1991-1992 et entré en vigueur le premier janvier 1994, ce traité concerne le Canada, les États-Unis et le Mexique. Il prévoit la suppression progressive de toutes les restrictions au commerce sur une période de 15 ans, mais la majorité des mesures devaient être appliquées au cours de la première année. Un tribunal d’arbitrage fut créé pour régler les différends.

Les résultats ont été assez spectaculaires. Entre 1993 et 2001, le volume du commerce entre les trois pays a progressé de 116% (de 297 milliards de dollars à 622 milliards). Les exportations du Canada dans la région ont progressé de 225%, alors que vers le reste du monde, l’accroissement avait été de 93%. Celles des États-Unis ont doublé (de 133 à 262 milliards de dollars), contre une progression de seulement 53% de plus vers le reste du monde. Les investissements directs dans la région (IDE) ont atteint 1,3 milliard de dollars, soit 28% du total mondial, dont 110,2 milliards aux États-Unis, 21,4 milliards au Canada (quatre fois plus qu’avant l’accord) et 11,7 milliards au Mexique (trois fois plus qu’avant).

Pour le Mexique, cependant, le bilan total n’est guère brillant. S’il est vrai que le PIB du pays est passé de 420,8 milliards de dollars en 1994 à 574,5 milliards en 2000, les fruits de cette politique ont été bien différents selon les classes sociales. Trois secteurs ont été particulièrement touchés : l’emploi, l’agriculture et l’écologie.

Sur le premier plan, on signale la disparition en moins de 10 ans de 28 000 petites et moyennes entreprises. Au cours de l’année 2000 seulement, cela s’est traduit par une perte de 200 000 emplois. Parallèlement, le phénomène de la maquila (sous-traitance) a explosé à la frontière des États-Unis, créant des emplois peu qualifiés, sous-payés et caractérisés par des conditions de travail souvent infra-humaines et un total mépris de l’environnement. Rappelons que l’ALENA ne prévoit nullement la libre circulation des personnes. La pression migratoire n’a fait que s’accroître vers le Nord, d’où l’installation d’une barrière de protection à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, où chaque année plus de personnes perdent la vie que pendant toute la durée du mur de Berlin.

L’agriculture mexicaine est la plus durement touchée. Elle est confrontée à l’agriculture productiviste étatsunienne, qui en outre dispose d’un avantage d’échelle. Entre 1994 et 2000, la balance agricole est passée de + 581 millions de dollars à - 2 148 millions. En 1990, les importations des 10 produits de base s’élevaient à 8,7 millions de tonnes ; en 2000, à 18,5 millions, soit une augmentation de 112%. Avant l’entrée en vigueur de l’ALENA, l’importation de maïs était de 2 millions de tonnes et en 2001, de 148 millions.

Sans doute ne faut-il pas s’étonner de l’apparition de ces différences, quand on sait que les États-Unis produisent trois fois et demie plus de maïs à l’hectare et trois fois plus d’haricots à l’hectare que le Mexique ; qu’un agriculteur étatsunien génère vingt fois plus de valeur économique qu’un agriculteur mexicain ; qu’il y a 1,6 tracteur par travailleur dans le Nord et 1 pour 200 au Mexique et que les subsides à l’agriculture sont de 20 000 dollars annuellement pour chaque agriculteur des États-Unis et de 700 au Mexique, différence qui vient d’être accentuée encore par la Farm Bill que le président G.W. Bush a fait voter en 2002.

Au Mexique, l’importation massive fait baisser la valeur des produits agricoles locaux. Entre 1985 et 1999, le prix du maïs a diminué de 64% et celui des haricots de 48%, d’où un appauvrissement des paysans. Les capacités productives diminuent. La production per capita des 8 principales céréales a baissé de 21,8%, celle de la viande rouge de 28,8%, celle du lait de 8,4% et celle du bois de 39,9%. Le PIB agricole et forestier a, par conséquent, diminué de 14,3%. Du point de vue écologique, la situation s’est considérablement aggravée. Les zones des maquilas dans la région Nord du pays sont devenues, selon l’expression de l’économiste nicaraguayen Oscar René Vargas, « un cloaque écologique » [Oscar René Vargas, 2003,150].

Il en résulte un double effet négatif. Tout d’abord, la pauvreté s’accroît. Entre 1992 et 2002, la pauvreté alimentaire de la population rurale (les foyers dont les revenus ne couvrent pas les besoins alimentaires) est passée de 35,6% à 41,8% et la pauvreté générale de 50% à 52,4% [CIEPAC, 2001]. La souveraineté alimentaire du pays a pratiquement disparu. Le Mexique aujourd’hui importe 95% du soja consommé dans le pays, 58,5% du riz, 49% du blé et du maïs et 40% de la viande [Karina Aviles, 2002].

Il faudrait encore ajouter à ce tableau d’autres éléments, tels que l’invasion culturelle en provenance du Nord, les politiques protectionnistes des États-Unis et surtout le fait que le libre-échange entre partenaires inégaux finit toujours par favoriser le plus fort. Ce n’est donc pas par hasard si le mouvement indigène zapatiste du Chiapas, zone riche en ressources naturelles, a choisi la date du 1er janvier 1994, pour se soulever, faisant ainsi coïncider l’insurrection des populations autochtones pour la défense de leur viabilité économique et de leur identité avec l’entrée en vigueur de l’ALENA.

2. Le MERCOSUR

Comme nous l’avons dit précédemment, le Mercosur se situe dans une tout autre logique que les accords de libre-échange avec les États-Unis. Il s’agit de renforcer un pouvoir économique régional. C’est en fait, l’unique projet important en Amérique latine, sans la participation des grandes puissances du Nord. Rappelons qu’il réunit l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay.

Ses objectifs sont triples : assurer la libre circulation des marchandises, des capitaux et de la main-d’oeuvre entre les quatre pays ; établir une politique douanière commune et tendre à une coordination dans le domaine des politiques macroéconomiques. Il faut remarquer cependant, que contrairement à l’Union européenne par exemple, il n’existe pas d’organes supranationaux et que la structure administrative reste faible. Il s’agit essentiellement de coordonner les positions. Les instances de décision restent entre les mains des États. Il n’y a pas de Cour de Justice.

Un des avantages, cependant, fut la décision prise en 1995, de négocier ensemble tout accord extérieur, notamment les accords conclus au sein de l’OMC et concernant l’ALCA. Le président Lula l’a d’ailleurs clairement rappelé après son élection. Ainsi, en 1998, lors du deuxième Sommet des Amériques au Chili, la négociation se réalisa en bloc. À Québec, c’est d’une seule voix que les quatre pays s’opposèrent à ce que la date de l’ALCA soit fixée à 2003.

Les résultats du Mercosur, malgré la conjoncture très difficile et surtout la crise argentine, ont été impressionnants. Pour tous ses membres, il est, en effet, devenu le premier ou le deuxième partenaire dans les échanges. Les réalisations d’infrastructures ont été importantes : routes, ports, interconnexion énergétique, etc. Enfin le Mercosur est devenu un acteur international, grâce à la position unique prise face à l’Union européenne, l’OMC et l’ALCA.

Si nous avons inscrit le Mercosur parmi les antécédents à l’ALCA, ce n’est pas seulement pour une question de date. C’est parce qu’il joue, au sein des négociations, un rôle important, qui s’oppose, parfois radicalement, aux logiques des discussions sur l’ALCA. Il constitue donc un élément qui orientera le contenu de ce dernier.

II. L’ALCA

L’idée d’un traité ne se limitant plus seulement au Mexique, mais s’étendant à l’ensemble du continent, a été lancée en juin 1990 par le président George Bush. Elle a ensuite été présentée lors des Sommets des Amériques, respectivement à Buenos Aires et à Santiago du Chili. On en mesure l’enjeu lorsqu’on sait que la zone concernée est peuplée de 800 millions d’habitants et qu’elle représente 40% du PIB mondial et 20% du commerce de la planète. Les échanges sont estimés à plus de 11,4 billions de dollars annuellement [O.R. Vargas, 2002,147]. Cependant, comme dans le cas de l’ALENA, il existe de fortes différences entre les partenaires. Les États-Unis et le Canada représentent 81% du PIB de la zone et les autres 19%, dont le Brésil qui représente à lui seul 10% du PIB. L’objectif est d’établir des règles multilatérales qui assurent la libre circulation des marchandises et des capitaux, de l’Alaska à la Terre de feu, mais, contrairement au Mercosur, pas celle des travailleurs et sans mécanismes qui permettent d’atténuer les impacts économiques ou sociaux négatifs. Il s’agit, entre autres, d’abolir les traitements préférentiels et de protéger les investissements. Le projet prévoit l’établissement d’une Cour d’arbitrage, donnant la possibilité à des entreprises d’assigner les États en justice et de demander des indemnisations, si des mesures légales (y compris des mesures sociales et écologiques) augmentent leurs coûts de production [Alberto Acosta, 2002].

Lors du Sommet des Amériques de Québec en 2001, le président G.W. Bush proposa d’accélérer le processus et de fixer 2003 comme date butoir. À cet effet, il obtint en août 2002, du Congrès américain, le Fast Track, c’est-à-dire une procédure d’urgence où l’approbation du Parlement pourra se réaliser a posteriori. Certains pays latino-américains, dont le Brésil, s’opposèrent à l’accélération de l’Accord continental, voulant obtenir plus de garanties pour leur économie. Les États-Unis mirent alors en route un certain nombre d’accords bilatéraux, notamment avec le Chili.

Le projet rencontre certes des intérêts mutuels, les États-Unis voulant accroître les investissements dans le Sud et les pays d’Amérique latine cherchant à obtenir plus de débouchés dans le Nord et des investissements chez eux, mais les divergences restent fortes. D’où des négociations difficiles. Les États-Unis arguent du fait qu’ils ont les barrières tarifaires les plus basses du monde (une moyenne de 2%, contre une moyenne de 10% en Amérique latine) et exigent une réciprocité.

D’autres questions plus délicates se posent aussi. Tout d’abord, les restrictions non-tarifaires, surtout celles exigeant des produits importés certains niveaux de qualité ou de présentation et qui permettent, en fait, de protéger l’agriculture ou les industries nationales des pays du Nord ou de favoriser les pays du Sud que l’on veut avantager pour des raisons politiques. Ensuite, les lois antidumping, particulièrement avantageuses pour l’économie des États-Unis. En effet, dans ce pays, les entreprises doivent seulement démontrer au Département du Commerce que les produits importés ont été vendus en dessous de leur « juste valeur » et à la Commission du Commerce extérieur, que certaines importations causent des préjudices matériels à l’industrie américaine ou retardent l’établissement d’une industrie nouvelle. Par contre, dans le groupe de discussion préparatoire à cet aspect de l’Accord, les États-Unis refusent que l’on discute de leur législation, notamment celle qui concerne les subsides à l’agriculture. Enfin, il faut aussi citer la « loi de réciprocité », qui de fait exclut tout traitement préférentiel pour les pays les plus pauvres. En fait, l’expérience de l’ALENA (États-Unis, Canada, Mexique) montre que ce sont les plus forts qui imposent les conditions et le tempo. Plusieurs groupes de travail ont été constitués pour préparer l’ALCA. Leur simple liste indique bien le contenu des discussions : accès aux marchés, procédures de douane, normes et barrières techniques du commerce, mesures sanitaires et pharmaceutiques, subsides, lois antidumping et mesures compensatoires, économie des petits pays, achat des secteurs publics, droits de propriété intellectuelle, services, politiques de compétitivité, etc.

Comme le note fort bien Joseph Stiglitz, l’ALCA consiste en une extension de l’ALENA et se base sur les clauses de l’OMC et les orientations fondamentales des organismes financiers internationaux, le FMI et la Banque mondiale [J. Stiglitz, 2002, 65]. Or, on sait ce qu’en pense l’ancien vice-président de ce dernier organisme, qui dans son ouvrage, La grande désillusion, a dénoncé les effets désastreux des politiques poursuivies. En outre, les perspectives de l’ALCA se situent dans la ligne des grandes tendances déjà en cours. Ainsi, alors qu’en 1995, sur les 500 plus grandes entreprises présentes en Amérique latine, 154 étaient étrangères au sous-continent, en 1998 le chiffre était de 202 [CEPAL, 1999,61]. Il y a donc un net processus de dénationalisation de l’économie, qui ne pourra que s’accélérer avec l’ALCA.

Par ailleurs, on connaît les exigences des programmes d’ajustements structurels : ouverture des marchés, privatisations, dérégulation du travail, économies orientées vers l’exportation, diminution des dépenses des États... Elles ont débouché sur des catastrophes sociales, notamment dans le domaine de l’éducation et de la santé. Le projet de l’ALCA se situe dans cette logique et, s’il aboutit, il dotera cette dernière d’un cadre institutionnel renforcé. Mais on peut se demander pourquoi les États-Unis tiennent tellement à l’accélération d’un processus de toute façon déjà en cours. Nous empruntons à Oscar René Vargas certaines réflexions à cet égard [O.R. Vargas, 2002, 71-72]. Pour cet auteur, il s’agit d’une stratégie globale qui s’inscrit dans une nécessité de réorganiser la domination des États-Unis sur le continent. Elle est en effet en crise. Or, en ce début de siècle, on assiste simultanément à une crise de légitimité des élites locales du sous-continent latino-américain : ingouvernabilité, protestations sociales face aux effets des politiques néolibérales.

Dans un premier temps, la politique des États-Unis se manifeste par divers types de réactions : soutien de régimes autoritaires non élus (Argentine), participation à des coups d’État (Venezuela), appui à des régimes musclés de droite (Colombie), interventions dans les processus électoraux (Nicaragua, Bolivie), financement d’appareils policiers anti-terroristes (en fait contre les mouvements populaires) et installation de bases militaires (Colombie, Équateur, Bolivie, Brésil, Argentine, Chili, Guyane, etc.). Éventuellement avec le prétexte de la lutte contre le narco-trafic.

Mais cela ne suffit pas à long terme. Il s’agit pour les États-Unis d’organiser les bases d’une domination économique plus durable par une série de traités s’inscrivant dans une même philosophie : ALENA et ALCA, Plan Colombie et Plan Puebla Panama. C’est ce que Colin Powel exprimait fort clairement quand il disait au Congrès américain : « Notre objectif avec l’ALCA est de garantir aux entreprises des États-Unis le contrôle d’un territoire qui va du Pôle Nord à l’Antarctique et d’assurer un libre accès, sans obstacles ni difficultés, à nos produits et à nos services, à la technologie et au capital des États-Unis, dans l’ensemble du continent » [Ed Dimas, 2002].

III. Les initiatives complémentaires à l’ALCA 1

1. Le Plan Colombie

C’est en avril 2000, que le président Bill Clinton approuva le Plan Colombie, une initiative du Gouvernement colombien, qui était confronté au double défi du narco-trafic et de la guérilla. Les Colombiens avaient d’ailleurs fait l’objet de fortes pressions pour mettre fin à ces deux problèmes, considérés comme dangereux pour la sécurité des États-Unis.

En effet, les plus grands consommateurs de la drogue produite en Amérique latine sont les États-Unis et la Colombie revêt dans ce domaine une importance géostratégique fondamentale. Non seulement le pays est situé à la charnière entre le centre et le Sud du sous-continent, avec un pied en Amazonie, mais il est riche en pétrole, charbon, or, pierres précieuses, platine, uranium. Il produit aussi, en quantités non négligeables, café, fleurs, sucre, bananes, coton. Il s’ouvre en outre aux maquilas (sous-traitance), disposant d’une main-d’oeuvre abondante et bon marché. Son instabilité sociale peut remettre en question tout effort d’intégration de son économie dans l’ensemble continental et former aussi un foyer de précarité pour toute la région andine. Situé au centre du triangle le plus riche en pétrole de l’Amérique latine (Venezuela, Colombie, Équateur), il n’en prend que plus d’importance.

Le plan prévoit une aide économique et militaire. En 6 ans, il devrait coûter 7,5 milliards de dollars, dont 4 apportés par la Colombie et 3,5 par la communauté internationale, dont 1,36 par les États-Unis, surtout en aide militaire [Noam Chomsky, 2000]. L’objectif est de lutter contre le narco-trafic, provoquer la déroute de la guérilla, préparer le terrain pour l’application régionale de l’ALCA et faire pression sur le Venezuela et l’Équateur. Cela permettra donc de consolider le pouvoir nord-américain dans la région. Le Gouvernement des États-Unis est très clair sur la question et si les autorités colombiennes ne sont pas capables de maîtriser la situation, il envisage même une action plus directe [La Nación, 24.09.02]. Selon Hein Dietrich, le plan est aussi un avertissement pour l’Équateur, le P.T. du Brésil, le Venezuela et les zapatistes [cité par Alexis Ponce, in Jairo Estrada Alvarez, 2002, 306].

Aujourd’hui, le Plan Colombie se prolonge par l’Initiative régionale andine (ARI), datant de 2001 et qui a pour but de développer une même approche plus bas vers le Sud, c’est-à-dire surtout en Équateur, au Pérou et en Bolivie de même qu’au Nord, au Panama, où des politiques semblables se mettent en route, de façon coordonnée, pour lutter contre le narco-trafic, que l’on dit associé au terrorisme, contrer les mouvements populaires et installer des bases militaires [Gearóid O’Loingsigh, 2002]. Une somme de 882 millions de dollars est prévue, dont 731 pour financer l’Initiative antidrogue (ACI) et le reste pour des programmes économiques, assistentiels et militaire. La Colombie en reçoit 45% [Jorge Rojas, in Jairo Estrada Alvarez, 2002, 337-347].

2. Le Plan Puebla Panama

Le Plan Puebla Panama est une initiative du Gouvernement mexicain, plus particulièrement du président Fox. Le but est, selon son auteur, d’impulser le développement économique et social d’une région de plus d’un million de km5 et peuplée par 64 millions d’habitants, dont 43% de Mexicains et qui en comptera en 2025, selon les prévisions démographiques, 95 millions. Elle recouvre plusieurs États du Sud du Mexique : Puebla, Veracruz, Tabasco, Campeche, Yucatan, Quintana Roo, Guerrero, Oaxaca et Chiapas, plus les pays suivants : Guatemala, Belize, Honduras, San Salvador, Nicaragua, Costa Rica, Panama.

Il existe d’ailleurs des antécédents à ce projet. Ainsi, en 1993, la Banque mondiale accordait un prêt de 39 millions de dollars au projet de corridor biologique mesoaméricain, initiative d’ONG et d’Universités des États-Unis, ayant pour but de breveter les codes génétiques de la faune et de la flore d’une région qui forme le deuxième gisement biogénétique du monde. Il y eut aussi en 2000, le Plan énergétique des Amériques signé entre les États-Unis, le Mexique et la Colombie, consistant à établir un marché commun de l’hydrocarbure et à construire un oléoduc entre le Panama et le Sud de l’État de Veracruz (Mexique), avec embranchements vers le Texas et plus tard vers le Sud. Il faut aussi signaler le Système d’intégration électrique des Pays d’Amérique centrale (SIEPAC) initié par l’Espagne pour créer un marché compétitif, notamment en encourageant la privatisation et en projetant la construction de 72 barrages. Il y a aussi la Marche vers le Sud, projet destiné à créer un corridor de zones de sous-traitance (maquilas), encourageant ainsi une économie d’exportation au départ de zones franches, comme elles se sont développées au Nord du Mexique, au Guatemala, au Salvador et au Nicaragua. Quant à la Loi de récupération économique de la Corne de la Caraïbe (CBERA), initiative des États-Unis, elle incluait les pays suivants : République dominicaine, Costa Rica, Trinité-et-Tobago et Guatemala. Elle portait sur l’établissement de préférence pour l’importation aux États-Unis de certains produits : cigares, alcool éthylique, bijoux en or et platine, sucre, ananas. En fait, les préférences ne concernaient que 11,9% de l’ensemble des produits exportés par la région et dont la somme totale s’élevait à 22,2 milliards de dollars.

Tout cela se complète par d’autres plans. Le Plan Sud réunit les États-Unis, le Canada et le Mexique, et envisage de filtrer les migrations. Des quotas ont été établis pour le Mexique et c’est ce dernier pays qui doit en contrôler l’exécution. Enfin, signalons l’opération « Nouveaux Horizons », approuvée par le Parlement du Guatemala, le 15 février 2001 et qui a consisté en un déploiement de l’armée du pays et de celle des États-Unis, en vue d’opérations humanitaires dans la région de El Peten, lieu des massacres de populations indigènes au cours des années de dictature et fortement frappée par la pauvreté. Il y était bien spécifié que ce n’était pas une opération contre le narco-trafic et que les troupes des États-Unis (qui pouvaient atteindre le chiffre de 12 000 hommes) ne resteraient pas plus de 2 semaines dans ce territoire qui jouxte le Chiapas.

Le Plan Puebla Panama a des objectifs très ambitieux. Il est destiné à rompre l’isolement de la région et à l’intégrer dans l’économie mondialisée. Pour cela, il prévoit de doter l’ensemble de ce territoire d’une infrastructure moderne de communications : autoroutes, ports, aéroports, réseaux de fibres optiques, le tout sous statut privé et financé par des prêts du FMI, de la Banque mondiale et de la Banque interaméricaine de Développement (BID). Il est aussi prévu de moderniser l’agriculture, notamment par l’introduction des OGM, de planter 700 000 hectares de palme africaine et de systématiser la bioprospection, notamment pour l’industrie pharmaceutique.

La forêt Lacandona du Chiapas est particulièrement convoitée à cet effet. Alors que le corridor ainsi créé recouvre 0,5% des territoires mondiaux, elle renferme 7% de la biodiversité connue. [Juan Antonio Zuniga, 2001]. L’eau est également une des richesses de cette région du monde. L’on ne peut oublier non plus que le pétrole mexicain se trouve en grande partie dans cette zone, de même que le gaz naturel.

Mais un des objectifs principaux est sans doute, face à l’insuffisance du canal de Panama, la création ou l’amélioration de deux canaux interocéaniques (Panama et Nicaragua) et la construction de trois canaux dits secs (combinaison d’autoroutes et de chemins de fer), respectivement au Mexique, au Honduras et au Nicaragua. Le long de ces canaux devraient s’installer des entreprises transnationales. Sont également prévus des interconnexions entre les zones d’assemblage et une intégration énergétique dont les surplus pourront être exportés vers les États-Unis [Carlos Faro, 2001].

L’investissement prévu est de 13,685 milliards de dollars, dont 99,12% pour les infrastructures. Pratiquement rien n’est prévu pour d’éventuelles mesures d’accompagnement social. Il est cependant signalé dans les documents officiels que ce projet pourrait freiner les flux migratoires vers le Nord et aussi fournir des lieux de dépôts pour les déchets industriels.

Le Plan Puebla Panama doit se comprendre dans le contexte géopolitique international. La plus grande partie de la production industrielle des États-Unis se situe à l’Est du Missisipi. Or, le Pacifique représente un des plus grands défis économiques du monde à venir. Traverser le territoire nord-américain est difficile, à cause des montagnes. Il est donc indispensable de créer de nouvelles voies de communication vers l’Océan Pacifique. Le canal de Panama, même réaménagé, ne suffira pas. Par ailleurs, l’intégration économique des Amériques est conditionnée par une communication transversale Nord-Sud passant par l’Amérique centrale.

Ce grand projet économique et politique se prolonge d’ailleurs par d’autres plans concernant l’Amérique du Sud et notamment celui de l’aménagement d’une voie d’eau qui reliera bientôt l’Amazonie à l’Argentine, projet auquel les États-Unis sont associés. L’Amazonie est une région qui devient de plus en plus stratégique.Elle possède environ 55% des ressources hydriques du monde, une biodiversité exceptionnelle (plus de 2000 espèces de poissons et 80 000 sortes de végétaux), un stock exceptionnel de matériel génétique (60% de la richesse mondiale en ce domaine). La biomasse est très riche. Les palmiers y produisent une huile abondante capable de se substituer au pétrole, et 70% plus efficace que le combustible produit au départ du sucre, sans parler des richesses minérales. La lutte pour la conquête de l’Amazonie est déjà entamée et les entreprises transnationales américaines et européennes s’y affrontent. À l’autre bout du continent, la Patagonie, partagée entre l’Argentine et le Chili, est très riche en pétrole, gaz naturel, métaux radioactifs, bois précieux, eau, forêts. Plusieurs entreprises transnationales situées aux États-Unis y possèdent des centaines de milliers d’hectares. On a même parlé d’une possibilité pour l’Argentine de céder des territoires contre l’abolition de la dette. L’histoire du continent n’est pas totalement étrangère à ce genre de tractations, puisque les États-Unis rachetèrent la Louisiane à la France et l’Alaska à la Russie. La possibilité de créer de nouveaux États dans ces deux régions a aussi été envisagée, ce qui ne serait pas nouveau non plus, le Panama ayant été créé, avec l’encouragement des États-Unis, au départ du territoire colombien, pour pouvoir y creuser le canal et Belize, séparé du Guatemala par les intérêts britanniques. Quant aux nouveaux États nés des démembrements de l’Union soviétique ou de la Yougoslavie, ils témoignent aussi de logiques qui ne sont pas à exclure en Amérique latine, même si cela paraît actuellement presque impensable. Il est bon de rappeler aussi l’existence en Bolivie du Plan Dignité. Celui-ci a été négocié entre les États-Unis et la Bolivie entre 1998 et 2000. Il y était prévu que ce dernier pays dépense 952 millions de dollars, dont 180 pour éradiquer la coca et 700 millions pour promouvoir des cultures alternatives. Le Plan parlait, dans son préambule, de la « honte du narco-trafic (qui) freine le flux de capitaux et de biens vers la Bolivie », raison pour laquelle une intervention conjointe des deux pays s’avérait nécessaire.

En fait, c’était une zone bien précise qui était visée, celle de Chaparé, qui fut vidée de ses cultures et de ses habitants. En deux ans, on passa de 40 000 hectares de cultures de coca à 7 000 et de 30 000 familles à 2 000. Une zone militaire fut créée. L’espoir était d’attirer dans la région des investissements étrangers, ce qui, expérience faite, ne fut guère le cas. Il y eut une forte résistance et une dure répression. Entre 1995 et 2000, on compta 4 000 arrestations, 2 500 blessés et 49 morts. Les indigènes défendaient leur culture traditionnelle, arguant du fait que coca et cocaïne ne sont pas la même chose et que les trafiquants ne provenaient pas de leurs rangs. En fait, la production de coca se déplaça vers la Colombie [Llorentes Solis, 2002]. Il en résulte cependant aujourd’hui une présence permanente des États-Unis, qui s’ajoute aux autres mesures prises dans le sous-continent.

IV. La géostratégie continentale

Les deux parties du continent américain sont concernées par l’ensemble de ces plans et initiatives. En 1973, le président Richard M. Nixon mettait en place un groupe de réflexion chargé de penser les 50 ans à venir pour les États-Unis. Le pays devait, en effet, partager sa suprématie économique mondiale avec le Japon et l’Europe. Trois domaines furent désignés pour sauvegarder la supériorité des États-Unis : les armes, les brevets et les produits de base en agriculture. On a pu constater que dans chacun d’entre eux une politique cohérente fut suivie.

Il faut bien constater que, malgré l’unipolarité créée par la chute de l’URSS fin des années 1980, les États-Unis ont connu des situations difficiles, remettant en question le caractère indiscutable de leur supériorité. En effet, au cours des dernières années, l’économie américaine a perdu du terrain sur son marché interne, et elle a connu des pertes boursières considérables (40% en 2002) jointes à un déficit commercial croissant [O.R. Vargas, 2002,12]. Des initiatives nouvelles devaient donc voir le jour.

L’Amérique latine, de son côté, après avoir connu une croissance relative durant les années de desarrollismo (entre 1960 et 1980, 60%), a vu cette dernière fondre considérablement pendant la période néolibérale (entre 1980 et 2000, elle se chiffra à 6%). Sa dette est passée de 80 milliards de dollars en 1975 à 435 en 1990 et plus de 750 en 2000 et finalement à 900 milliards de dollars en 2002. Entre 1970 et 2000, le service de la dette a atteint 913 milliards de dollars. Par ailleurs, la pauvreté s’est accrue : plus de 200 millions de pauvres en plus entre 1970 et 2000, soit, selon la CEPAL, pour cette dernière année, 224 millions de pauvres (moins de deux dollars par jour) et 90 millions d’indigents (moins d’un dollar par jour). Le PIB de l’Amérique latine est dix fois inférieur à celui des États-Unis. Nous sommes donc loin de nous trouver face à des partenaires égaux.

Pour les États-Unis, il s’agit de se positionner face aux grands défis économiques de demain. Il y a d’abord, dans un terme relativement court, le problème du pétrole. Inutile d’insister sur la politique suivie actuellement : tout ce qui touche au pétrole dans le monde est défini par les États-Unis comme une question de sécurité nationale. C’est ce qui les a conduits à la guerre en Irak et à appuyer le coup d’État au Venezuela. L’autre défi est la question de l’eau, qui devient un bien de plus en plus rare, étant donné le gaspillage et la pollution. Dans la logique du système économique capitaliste, il faut privatiser cette dernière pour en assurer le contrôle et en faire une source d’accumulation. Or, des réserves importantes d’eau douce se trouvent en Amérique centrale, en Amazonie et en Patagonie.

Un troisième défi est la biotechnologie. L’économie du savoir, qui est celle de demain, succède au cycle de l’informatique et des communications. Elle exige la connaissance et le contrôle de la biodiversité. Cela se vérifie dans de nombreux domaines, depuis l’industrie pharmaceutique, jusqu’aux substituts des sources d’énergie actuelle (notamment l’hydrogène ou même l’énergie solaire). Il faut aussi s’assurer de nouveaux marchés, face à la concurrence des deux autres blocs, l’Europe et le Japon auxquels se joint progressivement l’ASEAN. Or, l’Amérique latine a, depuis longtemps, été considérée comme une zone naturelle d’influence des États-Unis. C’est déjà en 1825 que James Monroe lançait son célèbre slogan : « l’Amérique aux Américains ».

Lors de la Conférence américaine internationale de 1889-1890, James Blaine, secrétaire au Trésor des États-Unis, proposa la constitution d’une union douanière entre tous les pays du continent américain, mais cela n’eut pas de suite. La principale région d’intégration économique qui s’offre dans l’immédiat aux États-Unis pour répondre à ces différents défis est l’Amérique latine. Or, il faut faire vite, face aux crises de l’économie nord-américaine, au développement des nouvelles technologies et face aux concurrents mondiaux, sans parler de l’instabilité de tant d’autres régions. D’où l’insistance à réaliser sans tarder l’intégration économique de l’ensemble du continent. Ajoutons qu’à plus long terme, le développement économique de l’Asie et notamment de la Chine créera des situations nouvelles et exige donc de se positionner favorablement.

Les moyens dont les États-Unis ont besoin pour parvenir à réaliser ces objectifs en Amérique latine ont été déjà décrits en détail plus haut. Il s’agit de créer une vaste zone de libre-échange, de favoriser les investissements du Nord dans le Sud, de créer un climat favorable pour les entreprises transnationales nord-américaines, de prendre l’agriculture sous tutelle. Pour atteindre ce but, il faut soumettre les élites locales, contrôler les États avec la collaboration des organisations financières internationales et appliquer les normes de l’OMC sur le commerce, le droit de propriété intellectuelle (les brevets) et la libre circulation des biens, des services et du capital.

Finalement, c’est un encadrement militaire de l’ensemble qui permettra de garantir la survie du projet, raison pour laquelle 22 bases nord-américaines, de dimensions diverses, encadrent aujourd’hui l’ensemble du sous-continent latino-américain et que le Traité d’alliance militaire (TRIAR) est sorti de sa léthargie au début de 2003.

Le cadre institutionnel politique existe depuis longtemps. Il s’agit de l’OEA (Organisation des États américains), dont le siège est à Washington et qui est fortement influencée par le membre le plus puissant du regroupement, les États-Unis. Le cadre économique est en passe de se mettre en place, l’ALCA, dont on propose de situer le siège à Miami, déjà le centre des institutions financières dominant le marché de l’Amérique latine et le noeud des communications aériennes et maritimes. L’intégration économique, politique et culturelle des Amériques répond donc à une double exigence de la logique du capitalisme, pour les États-Unis : d’une part élargir l’espace contrôlé, afin d’accroître les possibilités d’accumulation et de l’autre, se placer en position de force face à des ensembles économiques compétitifs, l’Europe et l’Asie. La première se traduit par la construction d’économies d’échelle permettant, notamment dans le domaine agricole, de produire à des prix plus avantageux. La délocalisation du travail pour les tâches d’exécution dans des zones de bas salaire fait baisser les coûts de production. L’élimination des barrières tarifaires permet aux entreprises les plus fortes de dominer les marchés. Les brevets sur la biodiversité et finalement la liberté sans entrave de mouvement des capitaux renforcent l’économie centrale, celle des États-Unis. Certains secteurs limités des économies latino-américaines y trouveront des avantages et une partie des acteurs économiques locaux s’inscriront, encore plus qu’aujourd’hui, comme intermédiaires des opérations menées par le Nord, ce qui explique pour une bonne part les connivences politiques que ces initiatives rencontrent.

La deuxième exigence, celle de la compétitivité avec les autres régions du monde, amène les Amériques à s’ériger en une entité économiquement intégrée, sous l’égide des États-Unis, face à l’Union européenne en plein élargissement, à l’ASEAN et demain à la Chine. La stratégie économique des États-Unis ne s’arrête pas là, car elle vise à établir des accords semblables avec plusieurs pays du Pacifique ou encore en Afrique, où elle entre en compétition directe avec l’Europe, notamment en Méditerranée. L’ALCA s’inscrit donc comme un élément important de la recomposition de l’accumulation capitaliste aux États-Unis, indispensable, même après les crises successives financières et boursières, la guerre de l’Irak pour le contrôle des ressources pétrolières et la stagnation du système productif.

Les conséquences économiques et sociales de l’ALCA ne sont guère difficiles à prévoir. S’alliant avec les politiques néolibérales promues par les organismes financiers et commerciaux internationaux, elle produira les fruits déjà constatés au Mexique dans le cadre de l’ALENA : écroulement des petites et moyennes entreprises, élimination progressive du petit paysannat, perte de la souveraineté alimentaire, désastres écologiques, agressions culturelles et, en synthèse, accroissement de la pauvreté.

Le marché étant un rapport social, le libre-échange signifie, en fait, l’élimination, l’absorption ou la marginalisation des plus faibles. C’est la condition même du fonctionnement du système économique de marché capitaliste. Des groupes sociaux de plus en plus nombreux en sont affectés dans leur vie quotidienne. Il ne s’agit pas seulement des travailleurs directement impliqués dans le rapport capital/travail, par le biais du salariat (soumission réelle du travail au capital). Il y a toutes les victimes des mécanismes financiers (dette du Tiers Monde, taux d’intérêts, paradis fiscaux, conditions du crédit), monétaires (dévaluation), politiques (programmes d’ajustement structurel) ou juridiques (droits de propriété intellectuelle) et dont la soumission au capital est donc formelle. Les groupes concernés sont les acteurs de l’économie informelle, en particulier, les femmes, les peuples indigènes, les petits paysans, les pauvres urbains, les petits entrepreneurs, les jeunes en quête de travail...

Voilà pourquoi tous ces groupes réagissent, de manière plus ou moins organisée, contre les mesures néolibérales en cours d’exécution et contre le projet de l’ALCA. En effet, un peu partout en Amérique latine, une résistance se manifeste face à ce que Oscar René Vargas appelle « l’accord entre le requin et la sardine ». Un plébiscite national a été organisé au Brésil et a recueilli des centaines de milliers de signatures. Des manifestations se sont déroulées, en Équateur lors du Forum latino-américain de Quito en 2002, à Belem au Brésil à l’occasion du Forum panamazonien de 2003, à Porto Alegre lors du Forum social mondial de la même année, sans parler de l’énorme manifestation à Québec en 2001 à l’occasion du Sommet des Amériques. L’opposition de certains régimes politiques, et non des moindres (le Venezuela et le Brésil), est aussi importante. Le fait nouveau est la convergence des résistances entre mouvements sociaux et organisations populaires diverses, de plus en plus conscients qu’il s’agit de confrontations sociales ayant une origine commune : la soumission aux intérêts du capital qui s’expriment dans une domination politique et culturelle. Même si chacun conserve les objectifs propres de sa lutte et l’autonomie de ses expressions, c’est la conscience d’un adversaire commun qui les réunit.

L’ensemble des luttes sociales, celles des paysans, celles pour la sauvegarde des services publics, celles contre la privatisation des biens collectifs et leur convergence en des forums régionaux et locaux, peuvent faire pression sur les pouvoirs politiques et les opinions publiques. Voilà pourquoi une analyse des mécanismes en jeu est si essentielle, tout comme celle des conditions d’émergence et des formes de mobilisation des acteurs collectifs opposés à ces mécanismes ou victimes de leurs effets.

Certains gouvernements réagissent également, sous la pression de leur opinion publique ou en fonction des positions de principe qu’ils ont adoptées. Ainsi, au Chili, la guerre de l’Irak a fait progresser l’opposition au projet de Traité de libre-échange avec les États-Unis. Certains responsables économiques et politiques font remarquer que le pays n’a guère d’avantages dans un tel traité. En effet, les droits d’entrée des produits chiliens aux États-Unis passeraient de 1% à 0,6% et à 0 après 12 ans, tandis que les produits des États-Unis au Chili passeraient d’un droit de 8% à 0% (et le cuivre en fil de 15% à 0%).

Le Gouvernement vénézuélien a développé une argumentation juridique très poussée, faisant remarquer que la souveraineté de l’État était en jeu, notamment les investissements publics, les achats gouvernementaux et la sécurité alimentaire, ce qui entre en contradiction avec la Constitution du pays. Il ajoute que le projet de l’ALCA entraînera un déséquilibre entre les droits marchands et commerciaux et la protection des droits humains, du travail, culturels, de l’environnement et du genre. Il estime que les sections concernant le traitement préférentiel et les petites économies n’offrent pas de garanties suffisantes aux plus faibles et que, finalement, le projet dépasse l’aspect commercial et affectera l’ensemble de la vie collective, politique, sociale et culturelle, soumise aux exigences de l’ALCA. Il entre d’ailleurs en contradiction avec des accords précédents [Victor Alvarez, 2003].

La manière la plus efficace de s’opposer à l’ALCA est évidemment de proposer et de créer des alternatives. Le Mercosur est une pièce maîtresse dans ce domaine et cet exemple pourrait être suivi dans d’autres sous-régions du continent, en réanimant notamment le Marché commun d’Amérique centrale, celui de la Caraïbe ou le Pacte andin [Alternatives Sud, 1996]. Si le président Lula, en collaboration avec les autres pays membres du Mercosur, a, dès son élection, voulu renforcer ce dernier, c’est dans le but d’ériger un contrepoids à l’ALCA et de pouvoir négocier autrement ce qui s’avère de toute façon inévitable. À l’avenir, des espaces économiques intégrés volontairement, visant la complémentarité de production et de services et donnant priorité aux besoins des populations locales, gérés démocratiquement et intégrant la protection sociale, constitueront la seule parade à la logique de l’intégration/soumission que signifie l’établissement de zones de libre-échange sous l’égide du capital, ce qu’en définitive représente bien l’ALCA.

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